Marco Polo
(surtout lorsque c’est voulu, et non pas
dû à une rencontre fortuite) car ce croisement efface leurs particularités et
les rend moins intéressants.
Ce qui m’attira chez Hui-sheng, c’est sans doute, au
moins en partie, ce qui la différenciait de toutes les femmes que j’avais
connues avant elle. Cette jeune esclave Min m’avait fait l’effet, parmi ses
maîtresses mongoles, d’un rameau de fleurs de pêcher d’un rose ivoirin disposé
dans un vase, au milieu d’un amas hirsute de chrysanthèmes de cuivre et de
bronze. Comme la fleur de pêcher, sa beauté resplendissait d’elle-même sans
qu’elle ait besoin de s’enorgueillir d’une quelconque comparaison. Au sein même
d’un verger entier de ses désirables sœurs Min, selon toute vraisemblance, on
l’aurait malgré tout distinguée. Les raisons en étaient multiples. Hui-sheng
vivant dans un monde de silence, ses yeux étaient toujours peuplés de rêves,
même lorsqu’elle était parfaitement éveillée. Le fait d’être privée de l’ouïe
et de la parole ne constituait d’ailleurs pas un si grand handicap. Cela ne se remarquait
guère ; je ne m’en étais moi-même rendu compte que lorsqu’on m’avait
appris qu’elle était sourde et muette. Elle avait développé une vivacité des
traits et une gestuelle capables de communiquer ses pensées sans un son, mais
de façon très limpide. Je finis par lire du premier coup d’œil dans les plus
imperceptibles mouvements de tout ce qui n’était qu’elle : ses yeux
couleur café, ses lèvres lie-de-vin, ses sourcils d’une douceur de plume, ses
fossettes et ses mains aussi fines que les branches du saule, dont les doigts
étaient les feuilles délicates. Mais tout cela devait venir plus tard.
Dans la mesure où j’étais tombé sous le charme de
Hui-sheng dans les pires circonstances possibles – elle m’avait vu faire des
gambades avec une douzaine de ses maîtresses mongoles –, j’estimai plutôt mal
venu de me lancer dans une cour effrénée à son égard. Plutôt que de risquer une
réaction de répulsion moqueuse, il me sembla qu’il valait mieux patienter,
afin, tel était mon espoir, que ces souvenirs s’estompent quelque peu. Je
décidai donc de laisser s’écouler un temps suffisant avant de lancer la moindre
ouverture, tout en m’arrangeant pour qu’elle fut séparée des concubines sans
pour autant s’éloigner de moi. Pour ce faire, j’avais besoin du concours du
khakhan en personne.
Lorsque je fus certain qu’aucune jeune fille mongole
ne me serait plus envoyée et quand j’eus l’assurance que Kubilaï était de bonne
humeur – un messager venait de lui signifier sa conquête définitive du Yunnan,
et Bayan faisait une percée conséquente dans l’empire Song –, je requis une
audience de sa part et fus très cordialement accueilli. Je lui indiquai que
j’avais accompli ma tâche auprès des demoiselles et le remerciai de m’avoir
offert cette chance de laisser ma marque dans la postérité de Kithai. Après
quoi, j’attaquai ainsi :
— Je pense, Sire, au terme des jouissances sans
limites de cette orgie de plaisirs charnels, avoir atteint une sorte d’apogée
dans ma vie de célibataire... L’heure est peut-être venue pour moi, désormais,
de songer à mettre un terme à la prodigalité débridée de mes ardeurs. L’âge et
une certaine maturité aidant, j’aspire à cesser ce que nous qualifierions à
Venise de « chasse aux pouliches » et que vous appelez ici le
« trempage de louche ». Il me semble qu’il serait raisonnable pour
moi d’envisager à présent la vie conjugale, peut-être avec une concubine qui
m’aurait subjugué, aussi voudrais-je vous demander la permission, Sire...
— Hui ! s’exclama-t-il, avec sur les
lèvres un sourire extasié. Tu as été séduit par l’une de ces demoiselles à
vingt-quatre carats, n’est-ce pas ?
— Oh, par toutes, Sire, cela va sans dire.
Cependant, celle que j’aimerais garder auprès de moi est l’esclave qui les
assistait.
Il se rassit et grogna, beaucoup moins
enthousiaste :
— Uu ?
— C’est une fille du peuple Min, et...
— Ah-ah ! s’écria-t-il, de nouveau hilare.
Ne m’en dis pas plus. Je te comprends parfaitement, dans ce cas !
— C’est pourquoi j’aimerais votre autorisation,
Sire, de racheter la liberté de cette esclave, actuellement au service de votre
Dame Patronnesse des Concubines. Elle se nomme Hui-sheng.
Il éleva la main et
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