Marco Polo
mal à nous
apercevoir. Néanmoins, lorsque nous descendîmes de nos montures et en tendîmes
les rênes aux palefreniers, nous nous séparâmes et prîmes deux directions
opposées, non sans avoir au préalable échangé force salutations obséquieuses.
Marchant aussi droit que possible, je m’approchai d’un
abreuvoir et aspergeai d’eau mon visage poussiéreux. Quand je me redressai, je
jetai un regard autour de moi et exprimai de façon évidente, à l’aide de
grimaces dégoûtées, mon agacement à la vue du tumulte. J’entrepris alors de me
frayer un chemin dans la foule jusqu’au plus proche portail du palais, m’y
arrêtai et fis d’ostensibles gestes de répugnance (peu forcés, il est vrai) à
l’égard de la cohue, me traçant un sillage jusqu’à me retrouver manifestement
seul, enfin débarrassé de la pression de la foule. Gardant désormais mes
distances avec tous ceux que je croisais, j’arpentai d’un pas paisible diverses
promenades découvertes, traversai des jardins, passai sur de petits ponts
enjambant des ruisseaux et longeai des terrasses, jusqu’au nouveau parc aménagé
à l’arrière du palais. Je m’étais arrangé pour demeurer toujours à découvert,
évitant les toits et les arbres, afin que quiconque l’ayant voulu puisse me
voir et me suivre aisément. Même sur les pelouses les plus éloignées, on
rencontrait encore des gens : fonctionnaires subalternes trottant ici et
là, absorbés dans quelque mission, ou esclaves et serviteurs occupés eux aussi
à leur tâche obscure, mais tous agités comme des abeilles, assurément, du fait
de l’arrivée du khakhan.
Toujours est-il que lorsque j’atteignis la colline de
Kara et commençai à en gravir les pentes, je souhaitais trouver enfin un peu de
silence, et les éléments m’exaucèrent. Une fois là-haut, il n’y avait plus
personne en vue. Je m’approchai du Pavillon de l’Écho et en fis le tour complet
par l’extérieur afin de donner l’occasion à mon éventuel poursuivant d’y
pénétrer discrètement. Après quoi, comme si j’agissais le plus naturellement du
monde, sans prêter attention à l’endroit où je me trouvais ni à ce que je
faisais, je franchis la Porte de la Lune et entrai dans la galerie intérieure.
Quand j’atteignis la partie la plus éloignée de la porte d’accès, je m’adossai
contre le mur ornemental et contemplai les étoiles qui commençaient à éclore
dans le ciel couleur de prune, au-dessus de l’arête de toit du pavillon en
forme de corps de dragon. Pourtant, mon cœur battait la chamade, et je songeais
qu’il devait résonner dans tout le pourtour du bâtiment. Mais je n’eus pas longtemps
à m’en préoccuper. La voix se manifesta, comme je l’avais précédemment
entendue : un murmure émis en mongol, assez bas et sifflant pour ne
pouvoir être perçu comme masculin ou féminin, mais aussi clair que si son
auteur me l’avait susurré à l’oreille, articulant exactement les mots que
j’escomptais :
— Je surgirai quand tu t’y attendras le moins.
Je hurlai : « Narine,
maintenant ! », oubliant dans l’excitation de l’instant ses nouveaux
nom et statut. Il dut s’exécuter, car il me cria aussitôt :
— Je le tiens, maître Marco !
J’entendis alors les halètements caractéristiques
d’une échauffourée, aussi clairement que si la rixe avait lieu à mes pieds,
mais je dus courir sur la moitié du périmètre de la bâtisse pour atteindre les
deux formes qui se trouvaient aux prises, roulant pêle-mêle au sol, sur le
parvis de la Porte de la Lune. L’une des deux silhouettes était celle d’Ali
Baba ; je ne pus reconnaître l’autre, qui semblait être un tourbillon
confus de robes et de châles. Je ne l’en attrapai pas moins fermement, la
relevai pour la séparer d’Ali et la maintins d’une poigne de fer tandis que ce
dernier se remettait sur pied. Pantelant, il montra du doigt la forme
prisonnière et haleta :
— Maître... ce n’est pas un homme... c’est la
femme voilée.
Je me rendis compte à l’instant qu’en effet je
n’étreignais pas un corps massif ni musclé ; je n’en assurai pas moins
fermement mon emprise. Je tins bon, pendant qu’Ali s’approchait pour lui
arracher ses voiles.
— Alors ? crachai-je, hargneux. Qui est
cette traînée ?
Tout ce que je pouvais distinguer était l’arrière de
sa chevelure sombre, et de l’autre côté le visage d’Ali, aux yeux arrondis et à
la narine
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