Marco Polo
message à votre intention. Cela remonte bien à...
au moins deux mois... deux mois et demi...
— Soixante jours, donc... Peut-être
soixante-quinze... J’essayai de calculer mentalement, malgré l’agitation de mon
esprit.
— Le Caresseur m’a confié que, lorsqu’il en avait
le loisir et se sentait bien disposé, il pouvait faire durer le supplice près
d’une centaine de jours. On peut imaginer qu’une aussi belle femme tombée entre
ses griffes a dû le mettre de bonne humeur : peut-être est-il encore
temps ! Je vais courir là-bas...
— Attends ! fit Buyantu en me retenant par
la manche.
Elle semblait avoir quelque peu repris vie, mais pas
forcément pour la bonne cause, puisqu’elle me dit :
— Ne pars pas avant de m’avoir tuée.
— Pourquoi le ferais-je, Buyantu ?
— Tu le dois ! Je suis déjà morte depuis
longtemps... Il ne te reste qu’à me tuer, pour libérer enfin mon corps.
— Certainement pas.
— Personne ne te punira pour cela, tu auras tant
de raisons de l’avoir fait ! Mais on ne t’en accusera même pas : ce
serait éliminer une femme invisible, inexistante, déjà présumée morte.
Allez ! Tu dois ressentir la même rage que moi lorsque tu as fait périr ma
bienaimée, non ? Je n’ai cessé, depuis, d’œuvrer à ton malheur, jusqu’à
envoyer ta bonne amie chez le Caresseur. Tu as tous les motifs de me supprimer.
— J’ai de bien meilleures raisons de te laisser
vivre... et de réparer le mal que tu as fait. Tu vas être ma seule preuve de
l’implication d’Ahmad dans ces méfaits. Je n’ai hélas pas le temps de tout
t’expliquer, je dois partir. Mais j’ai besoin de toi, Buyantu. Veux-tu bien
demeurer ici jusqu’à mon retour ? Je ferai aussi vite que possible.
D’un ton las, elle lâcha :
— Si je ne puis reposer dans ma tombe... que je
sois ici ou ailleurs, que m’importe, après tout ?
— Attends-moi là. Essaie de te persuader que tu
me dois bien cela. Tu le feras ?
Elle soupira et se laissa glisser au sol, le dos
courbé contre la muraille intérieure de la Porte de la Lune.
— Quelle importance ? J’attendrai.
Je descendis jusqu’en bas de la colline à grandes
enjambées, tout en me demandant qui je devais aller voir en premier, du cruel
instigateur Ahmad ou de l’odieux Caresseur, exécuteur des basses œuvres. Il
valait sans doute mieux commencer par arrêter le bras de ce dernier. Serait-il
encore au travail, à cette heure tardive ? Tout en parcourant à pas
pressés les tunnels qui menaient à son atelier souterrain, je tâtai à
l’aveuglette ma bourse, tentant de sentir du bout des doigts combien elle
contenait. Il y avait surtout de la monnaie de papier, mais aussi quelques
pièces d’or sonnant et trébuchant. Le Caresseur serait peut-être en partie
rassasié, à l’heure qu’il est, et plus enclin à accepter un pot-de-vin. Comme
je devais le constater, il était encore sur place et au travail. Il s’avéra
d’ailleurs très coopératif... mais ce n’était ni par lassitude, ni par appât du
gain.
Je dus tempêter, taper vigoureusement du poing sur la
table et même secouer quelque peu l’austère chef des clercs pour qu’il consente
à se redresser et à interrompre le travail de son maître. Le Caresseur arriva à
petits pas par la porte bardée de fer, s’essuyant méticuleusement les mains
dans un torchon de soie. Retenant mon envie de l’étrangler, je répandis ma
bourse sur la table et lâchai, le souffle court :
— Maître Ping, vous détenez une femme nommée
Mar-Janah. Je viens d’apprendre qu’elle a été condamnée injustement. Est-elle
toujours vivante ? Puis-je requérir une suspension temporaire du
traitement en cours ?
Ses yeux pétillèrent tandis qu’il m’étudiait.
— J’ai un mandat d’exécution à son nom, fit-il
valoir. Avez-vous apporté un mandat contraire ?
— Non, mais je peux me le procurer.
— Ah. Dans ce cas, dès que vous en aurez un...
— Je ne demande qu’une faveur : que les opérations
soient suspendues le temps que je m’en acquitte. Si, bien sûr... cette femme
est encore vivante. L’est-elle ?
— Bien sûr qu’elle l’est, affirma-t-il avec
hauteur. Je ne suis pas un boucher, tout de même.
Il trouva le moyen de rire en secouant la tête, comme
si j’avais remis en cause de façon désobligeante sa dextérité professionnelle.
— Alors faites-moi l’honneur, maître Ping,
d’accepter ce témoignage de
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