Marco Polo
bras enveloppant l’espace, comme pour lui
signifier : regarde, le monde est à toi, tu es libre de partir. S’ensuivit
un instant glacé, durant lequel je me retins de respirer. Nous étions debout
l’un devant l’autre, immobiles, et ce temps suspendu me parut interminable.
Tout ce qu’elle avait à faire était de rassembler ses effets et de prendre congé.
Je ne serais pas intervenu. Mais ce moment se dégela soudain sur deux gestes
d’elle, que j’espérai avoir bien interprétés. Elle porta une main vers
son cœur, l’autre sur ses lèvres, puis les tendit toutes deux vers moi. Je
souris, hésitant, puis partis d’un franc éclat de rire, car elle serra son
petit corps contre le mien, et nous nous étreignîmes comme nous l’avions fait
la nuit précédente... sans passion ni désir, mais de bonheur, tout simplement.
Je remerciai et bénis silencieusement le khan Kubilaï
de m’avoir offert ce sceau. Jamais encore je n’en avais fait usage, et voici
qu’il venait de jeter cette fille tendrement aimée au creux de mes bras. Il est
vraiment stupéfiant, me dis-je, de constater l’effet de la simple pression
d’une pierre sculptée sur un morceau de papier...
Soudain, brusquement, je me défis de son étreinte, me
détournai d’elle et me jetai au sol.
Ce faisant, j’eus l’image fugitive de son petit visage
interdit, mais je n’avais pas le temps de lui expliquer la rudesse de cette
réaction, ni de m’en excuser. Je venais d’avoir une idée... une idée
scandaleuse, et peut-être tout à fait démentielle, mais formidablement
excitante. La fraîche présence de Hui-sheng contre moi avait sans doute
contribué à stimuler mon intelligence. Si c’était le cas, je veillerais à l’en
remercier plus tard. Pour l’instant, vautré au sol, je fis peu de cas de ce qui
devait être de sa part un ahurissement, occupé que j’étais à fouiller
fiévreusement dans le tas d’articles dépareillés que j’avais tirés de mes bagages.
Je trouvai la plaque de Kubilaï, le fameux pai-tzu que j’avais décidé de
lui rendre et la liste des artificiers que je voulais lui communiquer... Et
puis... le sceau gravé de Pao Nei-ho, que j’avais récupéré sur le ministre des
Races minoritaires juste avant son exécution et gardé par-devers moi. Je m’en
saisis, le considérai en jubilant et me levai en le serrant dans ma main. Là,
je dus me mettre à entonner quelques mesures d’un chant triomphant, voire
esquisser quelques pas de danse. Je cessai, en constatant que Hui-sheng et les
deux jeunes domestiques me fixaient, éberluées, avec une lueur de doute dans le
regard quant à mon équilibre mental.
L’une d’entre elles fit un geste en direction de la
porte et annonça, hésitante :
— Maître Marco, il y a là quelqu’un qui demande à
vous voir.
Je me calmai immédiatement, car c’était Ali Baba.
J’eus rétrospectivement honte à l’idée qu’il ait pu me trouver en train de
faire des cabrioles, comme si j’avais le cœur léger alors qu’il était accablé
de chagrin. Mais il aurait pu y avoir pire : je me serais senti plus
coupable encore s’il avait fait irruption au moment où je serrais Hui-sheng
dans mes bras. J’avançai à grands pas vers lui, lui étreignis la main et le fis
entrer en murmurant des paroles de bienvenue, de condoléance et d’amitié. Son
visage était terrible. Il avait les yeux rougis de pleurs, son grand nez
semblait encore plus affaissé que d’habitude et il se tordait les mains, mais
cela ne les empêchait pas de trembler.
— Marco, fit-il d’une voix chevrotante. Je viens
d’aller voir le Maître des Funérailles, car je voulais regarder une dernière
fois le corps de ma Mar-Janah bien-aimée. Mais il m’a affirmé qu’il n’avait,
parmi ses corps de disparus récents, personne de ce nom.
J’aurais dû anticiper cette démarche et l’empêcher
pour lui éviter la douleur d’une telle découverte. Je savais que les gens
accusés de félonie et exécutés pour cela n’avaient droit à aucune cérémonie de
funérailles. Le Caresseur en disposait à sa guise, sans que nul sacrement leur
soit octroyé. Mais je ne lui répétai rien de tout cela, me contentant de lui
annoncer d’un ton apaisant :
— Il y aura sans doute eu un peu de confusion, du
fait du bouleversement de la cour à son retour de Xan-du.
— Bouleversement, murmura Ali. Je le suis vraiment, moi, bouleversé.
— Repose-toi de tout sur moi, mon vieil
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