Marco Polo
d’un fardeau. Mais je continue à gémir sous le poids
des autres. Vous ne vous êtes pas trompé ; c’est avec plaisir que je vous
aiderai à déposer ce fils de la tortue. Cependant, vous avez l’air d’oublier un
détail. Ce que vous proposez, c’est une vraie conspiration. Si elle
échoue, nous ne tarderons pas, vous comme moi, à avoir un rendez-vous chez le
Caresseur. Mais si elle réussit, et c’est peut-être pire, nous resterons
éternellement, tous deux, à la merci l’un de l’autre.
— Tout ce que je désire, maître Chao, c’est me
venger de cet Arabe. Si je peux simplement le blesser, je me fiche de risquer
ma propre tête. En venant vous proposer cette action, je me suis déjà placé à
votre discrétion. Quelle meilleure preuve de ma bonne foi pourrais-je vous
donner ?
— D’accord, fit-il, arrêtant brusquement son
parti de façon décidée. (Il se leva de sa table de travail.) Quoi qu’il arrive,
la plaisanterie est si merveilleuse que je ne puis la refuser. Venez avec moi.
Il me mena dans la pièce adjacente et découvrit son
extraordinaire carte en relief.
— Voyons les choses. Le ministre Pao était un Yi
du Yunnan, lequel était alors assiégé... (Nous contemplâmes la région du Yunnan
désormais piquetée des drapeaux de Bayan.) Supposons que le ministre Pao ait eu
l’ambition d’aider sa mère patrie... et que, de son côté, Ahmad, le Premier
ministre, ait nourri l’espoir de détrôner le khan Kubilaï... Il nous faudrait
de quoi relier ces deux ambitions... Une troisième composante... J’y
suis ! Kaidu !
— Mais l’ilkhan Kaidu gouverne une zone située
fort loin au nord-ouest, objectai-je, dubitatif, pointant du doigt la province
du Sin-kiang. N’est-il pas un peu isolé pour pouvoir tremper dans une telle
conspiration ?
— Allons, allons, Polo, me taquina-t-il d’un ton
enjoué. Dans le péché que nous perpétrons tous deux en élaborant ce mensonge,
je risque de m’attirer les foudres de mes vénérés ancêtres, et vous de mettre
en péril votre âme immortelle. Accepteriez-vous d’être envoyé en enfer pour une
cachotterie aussi ridicule ? N’avez-vous aucun sens artistique, mon
cher ? Un peu de largeur de vue ? Mettons au point une terrifiante mystification et commettons un bon gros péché qui ait de quoi scandaliser
les dieux !
— Il faudrait en tout cas rester crédible.
— Kubilaï croira tout, de la part de son barbare
cousin Kaidu. Il vomit littéralement l’individu. Et connaît assez son audace et
sa voracité pour le croire capable d’entrer dans le complot le plus débridé.
— Je dois admettre que c’est assez vrai.
— Nous avons donc une bonne base. Je vais
concocter une missive dans laquelle le ministre Pao discutera en privé avec le Jing-siang Ahmad de leur conspiration avec l’ilkhan Kaidu. Voilà la composition dans
ses grandes lignes. Laissez maintenant à l’artiste le soin d’en affiner les
détails.
— Avec plaisir, acquiesçai-je. Dieu sait à quel
point vous êtes doué pour le réalisme.
— Bien. Maintenant, de quelle manière serez-vous
entré en possession de ce document explosif ?
— J’ai été l’un des derniers à voir le ministre
Pao en vie. J’aurai découvert le papier en lui faisant les poches. C’est ainsi,
d’ailleurs, que j’ai trouvé son sceau.
— Vous n’avez jamais trouvé ce yin. Oubliez
ça.
— Très bien.
— Tout ce que vous avez déniché sur lui, c’était
ce vieux papier crasseux. Je ferai en sorte que cela ait l’air d’une lettre
écrite d’ici même, de Khanbalik, à Ahmad, mais qu’il n’aura pas eu le temps de
lui remettre, pressé qu’il était de prendre la fuite. Il l’aura tout simplement
gardée sur lui, ce qui était une folie. C’est cela. Je vais la froisser et la
salir un peu. Pour quand la voulez-vous ?
— J’aurais déjà dû la donner au khan en
rentrant de Xan-du.
— Peu importe. Vous n’aviez aucune raison de vous
douter de son importance. Vous venez donc de la retrouver en défaisant vos
bagages. Remettez-la à Kubilaï de la façon la plus naturelle, en lui
disant : « Ah, au fait, Sire... » Votre désinvolture sera un
gage d’authenticité. Mais le plus tôt sera le mieux. Je vais m’y atteler dès
maintenant.
Il s’assit à sa table et se mit à fourrager parmi ses
papiers, pinceaux, tampons encreurs rouges et noirs et autres instruments que
nécessitaient ses activités artistiques, tout en me
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