Marco Polo
brièvement, tandis que Matteo ne le fit plus jamais –, il n’est pas
impossible d’imaginer qu’Ahmad aurait un jour recouvré ses sens, mais on ne lui
en laissa pas le temps.
Lorsqu’il fut traduit, le jour même, devant le khan
ulcéré, et confronté avec la « mince » preuve de sa
« trahison », il aurait fort bien pu s’en sortir à son avantage. Tout
ce qu’il aurait eu à faire, c’était d’invoquer le bénéfice du doute et de
requérir un ajournement du Cheng jusqu’à ce qu’une ambassade soit envoyée
auprès de l’ilkhan Kaidu, troisième membre du prétendu triumvirat de
conspirateurs. Kubilaï et ses ministres eussent difficilement pu lui refuser
d’attendre la réponse de Kaidu. Mais, s’il faut en croire ceux qui assistèrent
à son procès, Ahmad n’exigea rien de tel. Il n’avait pas eu le temps de
préparer sa défense, déclarèrent-ils, unanimes, sans se rendre compte qu’il
était en fait incapable de le faire. Selon eux, il ne fit que bégayer
tel un benêt, délirant et se convulsant comme un félon écrasé du poids de sa
culpabilité, affolé d’avoir été confondu et terrorisé du châtiment à venir.
C’est pourquoi tous les magistrats du Cheng réunis se prononcèrent sans faiblir
contre lui, et Kubilaï, toujours outragé, ne songea pas à les déjuger.
Convaincu de haute trahison, Ahmad fut condamné à la Mort des Mille.
Toute cette affaire avait éclaté aussi soudainement
qu’un orage d’été mais, de mémoire de vieux courtisan, elle constituait
certainement le scandale le plus grave et le plus spectaculaire qui se soit
jamais produit dans tout le khanat. Les gens, avides du moindre bruit, du plus
petit détail, de la plus vague rumeur, ne parlaient plus que de cela, et tout
colporteur d’un détail était sûr de rassembler une foule enthousiaste. Celui
qui bénéficia de la plus grande célébrité fut sans conteste le Caresseur, qui
s’était vu délivrer là le plus illustre sujet de toute sa carrière, et maître
Ping savoura pleinement ce pic de notoriété. Contrairement au sombre sens du
secret qu’il cultivait à l’ordinaire, il répandit largement la nouvelle qu’il avait
amassé pour cent jours de provisions dans son atelier de torture et qu’il
accorderait durant ce délai des vacances à tous ses employés (y compris les
Épongeurs de Fluides et les Rassembleurs de Morceaux). Ceci afin de pouvoir
accorder à son distingué sujet des attentions toutes particulières,
soigneusement privées.
Je demandai audience à Kubilaï. Il s’était alors
calmé, semble-t-il résigné à la défection et à la perte de son Premier
ministre, et ne me regardait plus à la façon dont les rois d’antan dévisageaient
les porteurs de mauvaises nouvelles. Sans m’embarrasser de détails inutiles, je
lui expliquai qu’Ahmad était directement responsable de l’inexcusable meurtre
de Mar-Janah, l’épouse sans tache d’Ali Baba. Je demandai et obtins pour lui la
permission d’assister à l’exécution de celui qui avait fait condamner sa femme.
Le Caresseur Ping en fut bien sûr atterré, mais il ne pouvait refuser et n’osa
pas se plaindre trop ouvertement, de peur qu’on n’aille inspecter d’un œil un
peu plus attentif la part qu’il avait pu prendre dans le meurtre de Mar-Janah.
Aussi, au jour fixé, je me rendis en compagnie d’Ali
Baba dans les fameux souterrains et lui recommandai de rester inflexible
lorsqu’il assisterait au déchiquètement petit bout par petit bout du corps de
notre ennemi commun. Ali, qui n’avait jamais été très courageux face au sang
versé, semblait assez pâle mais il me parut déterminé, même pendant qu’il me
prodiguait des salââm et adieux aussi solennels que s’il eût été
condamné lui-même à la Mort des Mille. Après quoi, maître Ping, qui grommelait
toujours contre cette intrusion, et lui s’en allèrent par la porte bardée de
fer vers l’endroit où Ahmad se trouvait déjà attaché dans l’attente de son
châtiment et la refermèrent derrière eux. Je rentrai avec un regret chevillé au
cœur : que l’Arabe, selon ce que j’en avais appris, était encore engourdi
sous l’influence du philtre. Car s’il était vrai, comme me l’avait répété
Ahmad, que l’enfer était ce qui fait le plus mal, alors je regrettais qu’il ne
puisse ressentir sa douleur aussi finement que je l’aurais souhaité.
Le Caresseur ayant nettement indiqué que sa Caresse
occuperait la
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