Marco Polo
nous étions éloignés
dans la forêt pour nous soulager, je remarquai autre chose et émis à ce sujet
un commentaire léger :
— Vous avez dû déguster, dans quelque auberge en
cours de route, ce légume rouge et gluant qu’on appelle le dai-huang. Vous
n’avez pu en manger à ma table, car je ne le porte pas dans mon cœur.
— Moi non plus, fit-il simplement. Et je ne suis
pas non plus tombé de cheval, ce qui pourrait expliquer que je pisse rouge.
Mais cela m’arrive, depuis un moment. Le Médecin de la Cour m’a soigné à la
façon des Han, en m’enfonçant des aiguilles dans la plante des pieds et en
faisant brûler un peu partout le long de ma colonne vertébrale des bâtonnets
d’armoise. J’ai beau dire et répéter à cet idiot de hakim Gansui que je
ne pisse ni par les pieds ni...
Il s’interrompit et leva les yeux vers les arbres.
— Écoute, Marco. Un coucou. Tu sais ce qu’il dit,
selon ce que croient les Han ?
Chingkim rentra chez lui, comme le lui avait conseillé
le coucou, mais pas avant d’avoir passé un bon mois en notre compagnie dans
l’atmosphère si reposante de Hangzhou. Je suis heureux qu’il ait pu goûter ce
mois de pur plaisir, loin des soucis du bureau et des affaires de l’Etat, car,
en rentrant à Khanbalik, il repartit pour une demeure bien plus lointaine
encore. Les courriers ne furent pas longs à redescendre au galop de Khanbalik,
sur des chevaux couverts de pourpre et de blanc, pour demander au wang Agayachi
de pavoiser sa cité aux couleurs du deuil des Han et des Mongols, car son frère
Chingkim était rentré chez lui pour y mourir.
Ainsi allèrent les choses, et notre cité, qui touchait
au terme de la période de deuil du prince régent, était prête à ranger le
pavillon de crêpe, quand d’autres courriers arrivèrent avec l’ordre de le
laisser déployé. On pleurait désormais l’ilkhan Abagha de Perse, qui était mort
à son tour... pas dans une bataille, mais de quelque maladie, lui aussi. La
mort d’un neveu ne fut pas pour Kubilaï une perte aussi terrible que celle d’un
fils, bien sûr, et elle ne déclencha pas la même ampleur de commentaires quant
à sa succession. Abagha laissait un fils en âge de régner, Arghun, qui reprit
immédiatement la tête de l’ilkhanat de Perse et épousa même l’une des femmes
persanes de son défunt père afin d’asseoir son pouvoir sur le trône. Mais le
fils de Chingkim, Temur, héritier présomptif de l’ensemble de l’Empire mongol,
était encore trop jeune. Kubilaï, quant à lui, était bien avancé en âge, comme
l’avait fait remarquer Chingkim. Les gens s’inquiétaient : s’il venait à
mourir bientôt, le khanat serait déchiré dans des luttes entre divers
prétendants plus âgés que Temur, parmi ses nombreux oncles et cousins, tout
prêts à se débarrasser de lui pour s’approprier le pouvoir.
Pour lors, en tout cas, nous n’avions qu’à déplorer la
fin prématurée de Chingkim. Kubilaï ne laissa pas le chagrin le distraire des
affaires de l’État, et je ne laissai pas le mien interférer avec la
transmission régulière du tribut de Manzi au Trésor. Kubilaï poursuivit sa
guerre contre Ava et étendit même la mission de Bayan, ainsi que l’avait prédit
Chingkim, à la conquête de tout autre royaume voisin d’Ava assez mûr pour être
cueilli.
Le fait de constater que tant d’événements secouaient
le monde extérieur tandis que je paressais dans le luxe à Hangzhou me fit
bouillir d’impatience. Ma soudaine envie de mouvement était irrationnelle, bien
sûr. Voyez tout ce que je possédais. J’étais un notable estimé de tous, à
Hangzhou. Personne ne regardait plus d’un air désapprobateur la couleur de kwei de mes cheveux quand je me promenais dans les rues. J’avais de nombreux
amis, je vivais confortablement et je filais des jours sans nuages avec ma
jolie et bien-aimée compagne. Hui-sheng et moi aurions vécu éternellement
heureux (comme le voulait l’habituelle conclusion de tous les romans courtois),
et rien n’avait aucune raison de changer. J’avais tout ce qu’un homme peut
raisonnablement espérer posséder, en cette apogée de ma vie où il ne me
manquait rien de ce qui est précieux. De plus, je n’étais plus le bouillant
adolescent que j’avais été naguère. J’avais trente ans révolus, je trouvais de
temps à autre un cheveu gris dans la couleur du démon et j’aurais pu songer à
faire de la pente descendante de ma
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