Marco Polo
confectionner de nouvelles nappes de jeu,
et nous achetâmes à un maçon voisin toutes les tables de pierre dont il
disposait avant d’y installer l’ensemble de nos domestiques comme banquiers
permanents. Curieusement, la vieille mégère acariâtre qui ne cessait de
tempêter à l’odeur du citron se révéla la meilleure de nos apprentis banquiers,
aussi efficace que Hui-sheng en personne.
Je compris à quel point nous avions obtenu là un grand succès commercial le jour où le ciel se stria de pluie et où nul ne quitta
le jardin ; d’autres parieurs arrivèrent, au contraire, bravant les
intempéries, et tous jouèrent toute la journée, oubliant l’humidité ! Nul
Han ne s’était jusqu’alors laissé mouiller, fût-ce pour rendre visite au plus
illustre courtisan de la ville de Hangzhou. Quand je compris que nous avions
créé une attraction plus puissante encore que le sexe, je me mis à parcourir la
ville et louai des jardins inutilisés et des parcelles vides, enjoignant notre
maçon de voisin à tailler en toute hâte pour nous de nouvelles tables de jeu.
Notre clientèle était issue de toutes les classes
sociales de Hangzhou – riches nobles, retraités de l’ancien régime, prospères
marchands aux cheveux bien huilés, hommes d’affaires à l’air épuisé, porteurs
de palanquins harassés, odorants poissonniers, mariniers empestant la sueur...
Il y avait des Han, des Mongols, quelques musulmans et même des hommes que je
pris pour des Juifs. Quelques joueurs papillonnants et bavards qui avaient
l’air au départ d’être des femmes se révélèrent porteurs de bracelets de cuivre.
Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais vu de vraies femmes se rendre dans nos
établissements, si ce n’est pour venir regarder avec amusement, comme j’avais
vu des visiteurs le faire dans les maisons des Hallucinés. Les femmes han
n’avaient tout simplement pas l’instinct du jeu ; mais chez leurs
congénères mâles, c’était une passion encore plus dévorante que la boisson ou
même l’exercice de leurs minuscules attributs masculins.
Les hommes des basses classes, venus là poussés par le
secret espoir d’améliorer leur condition, ne pariaient en général que des tsien, petites pièces trouées au milieu qui étaient la monnaie du pauvre. Les
joueurs des classes moyennes risquaient en général de la monnaie de papier,
mais de valeur limitée (souvent tatouée du sceau impérial rouge). Les hommes
déjà riches, pensant pouvoir faire sauter la banque aux haricots par un siège
en règle et à l’usure, n’hésitaient pas à écraser sur la nappe d’épaisses
liasses des plus grosses coupures. Mais qu’il misât un tsien ou un tas
de liang, chaque joueur avait la même chance de gagner quand les
haricots du banquier étaient mis de côté, quatre à quatre, pour désigner le
numéro gagnant. Quelle chance avait exactement chacun de gagner, je n’ai
pas pris la peine de le calculer. Tout ce que je sais, c’est qu’à peu près la
même proportion de parieurs repartaient enrichis qu’appauvris, mais, quoi qu’il
en soit, c’était leur propre argent qu’ils avaient mis en jeu, et il en restait
toujours une part appréciable dans les caisses de notre banque. Mon scribe et
moi passions une bonne partie de nos soirées à mettre en liasses les billets de
même valeur et à enfiler les petites pièces par rangées de cent, nouées en
écheveaux de mille.
Au bout d’un moment, bien sûr, l’affaire devint trop
importante et complexe pour que Hui-sheng et moi nous en occupions seuls. Après
avoir ouvert dans Hangzhou de nombreuses banques aux haricots, nous fîmes de
même à Su-zho, puis dans d’autres cités, et, en quelques années, il n’y eut
plus un seul village à Manzi qui n’ait son comptoir en activité. Nous ne
recrutions comme banquiers que des hommes et des femmes de confiance, triés sur
le volet. Mon assistant Fung, en guise de contribution personnelle, ajouta en
poste dans chaque établissement un officier assermenté chargé de superviser les
comptes et d’engager le personnel. Je promus mon scribe au rang de chef
exécutif de l’entreprise élargie et n’eus dès lors qu’à tenir le compte des
reçus venus de tout le pays, régler les frais et les salaires afférents, et
envoyer le reste, considérable, à Khanbalik.
Je ne gardai aucun profit personnel. Ici, à Hangzhou
comme à Khanbalik, Hui-sheng et moi jouissions d’une élégante résidence
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