Marco Polo
laissâmes nos domestiques à Bhamo et
poursuivîmes, Hui-sheng, sa servante et moi, un lent voyage sur le fleuve pour
les mille derniers li au moins de notre route. La rivière était
l’Irrawaddy, qui avait débuté comme simple torrent très haut dans les montagnes
du To-Bhot, au-dessus de la terre des Quatre Rivières. Descendu jusqu’en ces
plates contrées, le fleuve était aussi large que le Yang-Tze et coulait
posément vers le sud en vastes méandres. Il était si plein de limon, peut-être
arrivé du lointain To-Bhot, que son eau était presque visqueuse, un peu comme
une glu, et d’une fort désagréable tiédeur. Elle était d’une couleur ocre pâle
sur son immense largeur écrasée de soleil et brune dans l’ombre profonde des
extrémités, où une forêt presque impénétrable d’arbres géants surplombait les
lointaines rives.
Pour les oiseaux qui le survolaient, en dépit même de
son immense largeur et de son cours apparemment sans limites, le ruban de
l’Irrawaddy ne devait ressembler qu’à une fissure vagabonde dans le vert
couvrant les terres. Ava était en effet presque totalement envahie de ce que
nous appellerions une jungle et que les natifs nommaient le Dong Nat, la
forêt des démons. Les nat, esprits malins locaux, étaient, d’après ce
que je pus comprendre, assez semblables aux kwei du Nord : des
démons au degré de méchanceté variable, allant de la simple polissonnerie à la
plus cruelle malfaisance, et d’ordinaire invisibles, mais capables de
s’incarner sous n’importe quelle forme, y compris celle d’un être humain. J’eus
un peu de mal à imaginer que, dans une telle densité de végétation, ils
puissent s’incarner en hommes : il n’y avait tout simplement pas de
place pour ce faire. Au-delà des berges boueuses, on ne pouvait distinguer
le sol ; juste un fatras de fougères, de vigne vierge, d’arbrisseaux en
fleurs et de buissons de bambous. Au-dessus de cet amas confus émergeaient les
arbres en rangs serrés qui semblaient jouer des coudes et des épaules les uns
contre les autres. Au sommet, leurs couronnes de feuilles entremêlées très haut
dans le ciel coiffaient toute la région comme d’un toit de chaume si épais que
ni la pluie des tempêtes ni la lumière du soleil ne semblaient capables d’y
pénétrer. Ce tapis n’était troué que par les créatures qui vivaient là-haut,
les cimes des arbres semblant perpétuellement agitées des allées et venues
d’oiseaux au plumage criard, et des cabrioles de singes jacasseurs.
Chaque soir, quand notre barge se dirigeait vers la
rive pour établir notre campement (à moins que nous n’abordions une clairière
abritant un village de bambous Mien), Yissun et nos pilotes devaient d’abord
sortir et, chacun armé d’une épaisse et lourde lame appelée dah, tailler
un espace suffisant pour que nous puissions y dérouler nos nattes et y allumer
notre feu. J’avais toujours l’impression que, le lendemain, nous n’aurions que
le temps de contourner le prochain méandre situé en aval avant que l’exubérante
jungle brûlante ne se referme autour de la petite trouée que nous y avions
ménagée. Ce n’était d’ailleurs pas une impression. Lorsque nous campions près
d’un bosquet de bambous, nous pouvions l’entendre craquer, même en l’absence du
moindre souffle de vent ; ce bruit était celui de la plante en train de repousser.
Yissun m’expliqua que, parfois, il arrivait que la
tige dure du bambou frotte contre le tronc tendre d’un arbre de la jungle et
que la chaleur résultant de cette friction suffise à les faire s’embraser.
Alors, aussi humides et dépourvues de feuilles que puissent être leurs tiges,
les bambous s’enflammaient, communiquant le feu dans toutes les directions, des
centaines de li à la ronde. Seules les créatures capables d’atteindre la
rivière pouvaient espérer survivre au terrible incendie, si elles ne tombaient
pas sur les terribles gavials (ou gha-riyat) qui ont tendance à
converger vers les scènes de désastre. Le gavial est un énorme et horrible
lézard de rivière, que je crus appartenir à la famille des dragons. Il a le
corps noueux aussi gros qu’un tonneau, les yeux protubérants comme des
soucoupes, les dents et la queue d’un dragon, mais pas d’ailes. Les gavials
étaient partout le long des rives, en général tapis dans la boue tels des
troncs d’arbres aux prunelles furieuses, mais ils ne nous firent jamais de mal.
Ils se
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