Marco Polo
nourrissaient apparemment surtout des singes qui, à cause de leurs
bouffonneries, tombaient fréquemment en hurlant dans la rivière.
Nous ne fumes pas non plus molestés par les autres
créatures de la jungle, bien que Yissun et les villageois Mien nous aient
souvent mis en garde en cours de route, affirmant que le Dong Nat recelait
des bêtes encore bien plus redoutables que le gavial. Cinquante races de
serpents venimeux, selon eux. Plus les tigres, bien sûr, les léopards, les
chiens sauvages, les sangliers et autres éléphants, auxquels s’ajoutait une
sorte de bœuf sauvage appelé seladang. Je fis remarquer que je ne tenais
pas à rencontrer ce bœuf sauvage ; l’espèce domestique que j’avais pu
observer dans les villages m’avait déjà semblé suffisamment vicieuse. Aussi
trapu qu’un yack, d’un gris bleuté, il avait des cornes aplaties en forme de
croissant sur l’arrière de son front. Comme le gavial, il aimait se prélasser
dans la vase d’un trou d’eau, laissant affleurer son museau et ses yeux, et
quand l’énorme bestiole s’extrayait de la boue, on aurait cru entendre une
explosion de huo-yao.
Cet animal n’est que le karbau, fit Yissun,
indifférent. Pas plus dangereux qu’une vache. Les petits enfants en sont les
gardiens. Le seladang, lui, vous arrive facilement à l’épaule, et quand
il avance dans la jungle, même les éléphants et les tigres s’écartent de son
chemin.
Nous pouvions deviner de très loin que nous
approchions d’un village, car on voyait toujours flotter au-dessus un nuage de
fumée ou de poussière noire. C’était en fait une sorte de voûte de corneilles
(que les Mien appelaient les « mauvaises herbes emplumées ») qui
passaient leur temps à jubiler d’une voix rauque au-dessus des restes de choux
disséminés un peu partout. Entre les corneilles jacassantes dans le ciel et le
bourbier qui s’étendait sous ses pieds, chaque village avait aussi quelques
bœufs karbau, de faméliques canards au plumage noir courant de-ci de-là,
un lot de cochons allongés dont le milieu du corps affaissé traînait dans la
boue et une incroyable flopée d’enfants nus qui, décidément, leur ressemblaient
fort. Chaque village disposait aussi de deux ou trois éléphantes domestiquées.
Le seul commerce de ces villages de jungle étant l’extraction et la vente de
troncs d’arbres et de fruits, ces animaux étaient indispensables pour les
transporter.
Les arbres de la jungle n’étaient pas tous aussi laids
que les boueuses mangroves des berges, ou aussi jolis mais inutiles que la
plante appelée « queue de paon », dont les fleurs rouges et orangées
formaient comme une masse de flammes végétales. Certains produisaient des
fruits ou des noix comestibles, d’autres étaient parsemés des baies pourpres de l’ampélopsis arborea, ou vigne à poivre, et de la chaulmoogra qui
secrète la sève huileuse connue comme le seul médicament contre la lèpre.
D’autres encore donnaient un bois de charpente dur et solide, tels l’abnus noir (alnus glutinosa), le bois d’aloès, dit kinam tacheté (aloëxylum
verum), ou le saka doré (tec-tona grandis), dont le bois devient en
mûrissant brun moucheté et donne le teck. Cela étant, le bois de teck est bien
plus joli à regarder sous la forme de planches servant à construire les bateaux
qu’à l’état de nature. Les arbres à teck, en effet, avaient beau se dresser
hauts et droits comme des colonnes de livres de comptes, leur écorce était d’un
gris plutôt miteux, et le fouillis désordonné de leurs branches ne produisait
que de rares feuilles d’apparence peu flatteuse.
Je ferai également remarquer que le peuple Mien était,
dans ce paysage, assez peu décoratif. Fort laids, courtauds et boulots, la
plupart des hommes étaient d’une taille inférieure d’au moins deux empans à la
mienne [26] ,
et les femmes plus petites encore. Même pour leurs besognes quotidiennes, comme
je l’ai dit, ils se reposaient sur leurs éléphants. Le reste du temps, ces
hommes et ces femmes formaient un pitoyable ramassis de pauvres bougres mous et
informes, et de souillons aussi désœuvrées qu’avachies. Sous le climat tropical
d’Ava, ils n’avaient pas vraiment besoin d’habits, mais ils auraient pu se
fabriquer des costumes un peu plus avenants que ceux qu’ils portaient. Quel que
soit leur sexe, ils étaient coiffés de larges chapeaux de fibre tressée en
forme de champignons, avaient le torse
Weitere Kostenlose Bücher