Marco Polo
première fois
qu’une beauté Mien me gratifia d’un de ces sourires d’un noir goudron dans une
plaie rouge vif, je reculai d’horreur. Dès que je me repris, je demandai à
Yissun quel était le motif de cette écœurante défiguration. Il fit suivre la
question à la déesse locale et me relaya sa hautaine réponse :
— Eh bien quoi ? Les dents blanches, c’est
bon pour les chiens et pour les singes !
En parlant de blancheur, je m’attendais que ces gens
manifestent à mon approche au moins quelque surprise, voire de la peur...
j’étais tout de même le premier homme blanc jamais vu dans la nation Ava. Mais
ils ne manifestèrent pas la moindre émotion. Je devais être l’un des nat les
moins effrayants, l’un des plus ineptes aussi, pour avoir choisi de leur
apparaître déguisé dans un corps aussi contrefait puisque décoloré. Ils ne
montrèrent pas plus de ressentiment, de haine ou de crainte à l’égard de Yissun
ou de nos pilotes, apparemment bien conscients que les Mongols avaient
récemment conquis leur pays. Lorsque je hasardai une remarque sur leur attitude
indolente, ils se contentèrent de hausser les épaules et répliquèrent (selon la
traduction de Yissun) ce que je pris pour un proverbe rural :
— Si le karbau combat, c’est son herbe
qu’il piétine.
Quand je leur demandai s’ils n’étaient pas consternés
que leur roi fut en fuite et caché quelque part, ils haussèrent de nouveau les
épaules et répondirent par l’une de leurs prières traditionnelles :
« Épargnez-nous les cinq fléaux », qu’ils énumérèrent ainsi :
« Les inondations, les incendies, les voleurs, les ennemis et les
rois. »
Lorsque j’en vins à interroger un chef de village
(lequel me semblait d’une intelligence un cran plus élevée que les bœufs karbau) sur l’histoire de son peuple, voici ce que me rapporta Yissun :
— Amè, u Polo ! Notre
grand peuple a connu, naguère, une splendide histoire et un glorieux héritage.
Elle tenait tout entière dans des livres, transcrite dans la poétique langue
Mien. Mais un jour survint une grande famine, et l’on mangea les livres en
sauce. Depuis, nous ne savons plus rien de notre histoire, ni de notre
écriture.
Il ne fournit aucun autre éclaircissement, et je ne
puis faire mieux. Si ce n’est expliquer que « amè ! » était
chez les Mien le juron favori pour exprimer l’indignation et la réprobation
(bien qu’il ne signifiât que « mère »), et que « u Polo »
était la façon respectueuse de s’adresser à moi. Ils me réservaient le « u »,
et à Hui-sheng un « daw », ce qui équivalait à
« messire » et « madame Polo ». En ce qui concerne
l’histoire des livres « mangés en sauce », je pus cependant constater
que les Mien affectionnaient en effet une sauce qui constituait leur nourriture
préférée, puisqu’ils en consommaient presque aussi souvent qu’ils prononçaient « amè ! ». Elle se présentait comme un liquide à l’odeur épouvantable (de quoi vous
donner la nausée), était employée comme condiment et provenait de poisson
fermenté. Ils appelaient cette sauce nuoc-mâm et en aspergeaient
leur riz, leur porc, leur poulet, leurs légumes, bref tout ce qu’ils
mangeaient. Comme le nuoc-mâm avait le don de rendre chaque mets uniformément
« goûteux » en lui donnant son goût infect et comme les Mien en
assaisonnaient tout ce qu’ils dégustaient, je finis par me persuader qu’ils
avaient après tout fort bien pu « manger en sauce » toutes leurs
archives historiques.
Nous parvînmes un soir dans un village dont les
habitants, très exceptionnellement, ne nous semblaient ni oisifs, ni
lymphatiques, puisqu’ils sautaient tous de joie dans un grand état
d’excitation. Ce n’étaient que des femmes et des enfants, ce qui me poussa à
demander à Yissun où étaient partis les hommes.
— Ils disent que les hommes ont pris un badak-gajah (une licorne) et qu’ils devraient l’apporter sous peu.
Bigre, cette nouvelle était plutôt excitante. Aussi
loin qu’à Venise, les licornes étaient connues de réputation. Certains
croyaient à leur existence quand d’autres les considéraient comme des créatures
mythiques. Aussi bien à Kithai qu’à Manzi, j’avais eu connaissance d’hommes
plutôt avancés en âge, en règle générale, qui avaient avalé un remède à base de
poudre de cette « corne de licorne » censée renforcer la
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