Marco Polo
virilité.
C’était un médicament précieux, difficile à trouver et au coût prohibitif. Cela
donnait au moins une certaine vraisemblance à l’existence des licornes et
prouvait aussi leur rareté, que soulignait leur légende même.
D’un autre côté, les histoires féeriques contées tant
à Venise qu’à Kithai et les peintures qu’en avaient faites les artistes
décrivaient la licorne comme un animal gracieux à mi-chemin entre le cheval et
la biche, avec sur le front une longue corne dorée, étroite et vrillée, bien
entendu unique. Je doutais que cette licorne d’Ava s’en rapproche. D’une part,
il était difficile de concevoir qu’une telle créature de rêve pût vivre dans
cette jungle de cauchemar et se laisser capturer par ces balourds de Mien.
D’autre part, son nom local, badak-gajah, qui se traduisait par
« aussi gros qu’un éléphant », ne sonnait pas juste du tout.
— Demande-leur, Yissun, s’ils capturent la
licorne en sortant une jeune vierge pour lui servir d’appât.
Il demanda, et je pus constater les yeux ébahis que
provoquait cette requête ; certaines des femmes ayant de plus murmuré
« amè ! », je ne fus pas surpris lorsqu’il me rapporta
que non, ils n’avaient jamais eu l’occasion d’essayer cette méthode.
— Ah, fis-je. Les licornes sont vraiment rares,
c’est ça ?
— Ce sont les vierges qui sont rares.
— Bon, allons voir comment ils attrapent la
créature. Quelqu’un peut-il nous montrer où elle se trouve ?
Un petit garçon nu, courant presque énergiquement
devant nous, nous conduisit, avec Hui-sheng et Yissun, jusqu’à un marécage près
de la rivière. Inexplicablement, un gros tas de détritus brûlait furieusement
au milieu de la vase, et tous les hommes du village, dégagés de leur torpeur
habituelle, dansaient autour du feu. Il n’y avait aucun signe visible de
licorne, ni d’aucun autre animal, capturé ou non. Yissun alla se renseigner et
me rapporta :
— Le badak-gajah, comme le bœuf karbau et
le lézard ghariyal, aime à dormir dans la fraîcheur de la boue. Ces
hommes, tôt ce matin, en ont trouvé un assoupi ici, dont seules les narines et
la corne affleuraient à la surface. Ils l’ont pris comme ils savent le faire.
Se déplaçant sans bruit, ils ont empilé autour de lui des roseaux, des bambous
et de l’herbe sèche, et y ont mis le feu. La bête s’est réveillée, bien sûr,
mais n’a pu se dégager de la boue avant que le feu commence à la solidifier, et
la fumée l’a gentiment plongée dans l’inconscience.
Je m’exclamai :
— Quelle horrible façon de traiter un animal aux
si jolies légendes ! Ils l’ont donc capturée ensuite, j’imagine. Où
est-elle ?
— Pas capturée. Elle est toujours là, en dessous.
Dans la vase située sous le feu. Elle cuit.
— Quoi ? m’écriai-je. Ils sont en train de faire
cuire la licorne ?
— Ces gens sont bouddhistes, et le bouddhisme
leur interdit de chasser ou de tuer toute bête sauvage. Mais la religion ne
peut leur tenir rigueur de quoi que ce soit si celle-ci n’a fait que suffoquer
avant de cuire, pour ainsi dire par elle-même. C’est pourquoi ils pourront la
manger sans commettre de sacrilège.
— Manger une licorne ? Je ne puis concevoir pire sacrilège, justement !
Quoi qu’il en soit, quand celui-ci fut consommé, quand
la vase se fut solidifiée comme une poterie et que les Mien l’eurent brisée,
révélant le corps cuit de la bête, je vis que ce n’était pas une licorne... du
moins pas celle de la légende. La seule chose qu’elle avait en commun avec le
folklore et les images traditionnelles était sa corne unique. Mais loin de lui
sortir du front, elle émergeait d’un horrible museau allongé. Le reste de la
créature était tout aussi repoussant, et bien que d’un moindre volume que
l’éléphant, elle atteignait bien la taille d’un karbau. Elle n’avait
aucune ressemblance avec le cheval ou la biche, et ne se rapprochait ni de
l’image que je me faisais d’une licorne, ni de rien que j’eusse déjà vu. Sa
peau était cornée, tout en plaques et en plis, et faisait un peu penser à une
armure de cuir bouilli. Ses pattes rappelaient celles de l’éléphant, mais ses
oreilles n’étaient que de petites touffes, et le long museau avait une lèvre
supérieure pendante, sans trompe.
Le corps entier de l’animal avait noirci à la cuisson
dans la boue, aussi ne pouvais-je me prononcer sur sa
Weitere Kostenlose Bücher