Marco Polo
qualifiait en réalité de
« blancs » les éléphants considérés comme « uniques » ou
« supérieurs ». Ils désignèrent du doigt différents signes
distinctifs qui faisaient de celui-ci, selon eux, un spécimen hors du lot.
Notez, disaient-ils, l’élégance avec laquelle ses pattes antérieures sont
recourbées vers l’avant et la douce inclinaison de sa croupe vers l’arrière.
Voyez avec quelle majesté pend ce fanon, sous son poitrail. Mais c’est ici,
insistèrent-ils en attrapant la queue de l’animal pour bien nous la montrer,
c’est ici que s’affirme de la façon la plus évidente la haute dignité de l’animal
et sa légitimité à prétendre à l’appellation d’éléphant « blanc ». Au
lieu de n’arborer au bout de la queue qu’une unique touffe de poils ébouriffée,
celui-ci avait l’appendice garni, au-dessus comme au-dessous, de deux franges
de crins supplémentaires.
Je tins à démontrer, comme ont souvent tendance à le
faire les hommes devant leurs épouses, l’expérience et l’aisance que j’avais
acquises dans la conduite de ces bêtes et, à cette fin, je poussai Hui-sheng de
côté, lui demandant de regarder. J’empruntai à l’un des mahawat son
crochet (ou ankus) et piquait légèrement l’endroit de sa trompe qui
convenait pour que, très obligeamment, elle la déroulât jusqu’à terre, m’en
faisant un délicat marchepied. J’y grimpai et fus rapidement hissé jusqu’à sa
nuque. En bas, Hui-sheng, admirative, dansait et applaudissait telle une petite
fille excitée, tandis qu’Yissun approuvait d’un « Hui !
Hui ! » plus posé. Le chef d’écurie et les mahawat me
regardaient et, impressionnés par ma maîtrise de l’éléphant sacré, ils firent
des gestes entendus de la main, signifiant que je pouvais monter sans
surveillance. Je fis signe à Hui-sheng et ordonnai à l’éléphant de lui servir
d’étrier. Sur quoi, non sans quelques petits battements des bras de prétendue
anxiété, celle-ci fut hissée près de moi. Je l’attirai dans la hauda, d’une
touche de l’ankus sur l’oreille fis tourner l’éléphant, puis je tapai à
l’endroit de l’épaule qui signifie « avance ». Nous sortîmes à vives
enjambées, emmenés par l’allure plaisante et légèrement oscillante de l’animal,
à travers les innombrables phra qui entouraient la rivière, puis le long
des avenues bordées de banyans, près de l’Irrawaddy, jusqu’à quelque distance
de la ville.
Lorsque l’éléphant émit des bruits nasillards
rappelant vaguement des aboiements, je devinai qu’il avait fait fuir des
gavials en train de se dorer au soleil sur les hauts-fonds du fleuve ou un
tigre caché parmi les racines serpentines des banyans. Peu soucieux de mettre
en danger le corps sacré d’un éléphant blanc et remarquant que la chaleur du
jour commençait à se faire lourde, je résolus de rentrer à l’étable, et nous
franchîmes les derniers li dans un galop grisant. Tandis que j’aidais
Hui-sheng à descendre de la hauda, je me répandis en remerciements
envers les cornacs et demandai à Yissun de leur traduire mes paroles avec toute
l’effusion nécessaire. Hui-sheng les remercia à son tour en silence, mais avec
grâce, faisant à chacun d’eux le wai (les deux mains réunies approchées
du visage, avec une légère inclinaison de la tête) qu’Arùn lui avait enseigné.
Sur le chemin du retour au palais, Yissun et moi
discutâmes de l’idée d’emmener un éléphant blanc à Khanbalik en guise de cadeau
au khakhan. Nous tombâmes d’accord pour reconnaître qu’il s’agissait d’un
souvenir particulier aux terres de Champa, et rare, même ici. Mais je me rendis
assez vite compte qu’acheminer un éléphant sur un trajet de sept mille li était
plutôt du ressort d’un Hannibal de Carthage et abandonnai le projet quand
Yissun nota :
— Franchement, grand frère Marco, je serais bien
en peine de distinguer un éléphant blanc des autres, et je doute que le khan
Kubilaï en soit lui-même capable. De plus, il ne manque pas d’éléphants de
toutes sortes.
Il n’était encore que midi, mais Hui-sheng et moi
rentrâmes dans notre suite et commandâmes un bain à Arùn afin de nous
débarrasser de l’odeur de l’éléphant. (En vérité, cette odeur, loin d’être
désagréable, rappelle l’arôme d’un bon sac de cuir coupé d’une senteur de foin
frais.) La jeune servante vint avec alacrité remplir notre baquet
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