Marco Polo
témoignage d’une femme soit bien moins considéré
que celui d’un homme. Je fis donc en sorte de laisser d’abord la parole aux
hommes, et Yissun traduisit ce qu’un abject individu s’était avancé pour
témoigner :
— Seigneur de Justice, l’ancien roi a parié sa
personne, j’ai tenu le pari qu’il avait proposé, et les dés ont roulé en ma
faveur. Je l’ai gagné, mais il m’a plus tard spolié de mes gains lorsque...
— Silence, dis-je. Nous ne nous préoccupons ici
que des événements qui sont survenus dans l’enceinte de la salle de jeu. Faites
venir l’homme qui a parié juste après avec le roi.
Un homme encore plus immonde approcha.
— Seigneur de Justice, le roi a dit qu’il avait
encore un bien à offrir, en la personne de cette femme ici présente. J’ai tenu
le pari, et les dés ont roulé en ma faveur. Depuis se sont élevés quantité
d’arguments farfelus...
— Peu importe ce qui s’est déroulé depuis,
coupai-je. Continuons d’évoquer les événements dans l’ordre. Je suppose, Dame
Tofaa Devata, que vous vous êtes ensuite vous-même présentée dans la salle.
Elle marcha lourdement vers l’avant, révélant à la
fois ses pieds nus et ses chevilles sales, à l’image de tous les peu royaux
citoyens du front de mer assemblés là. Quand elle commença à parler, Yissun se
pencha vers moi et murmura :
— Marco, pardonnez-moi mais je ne maîtrise aucun
des dialectes de l’Inde.
— Aucune importance, répondis-je. Je comprends le
sien.
Je n’avais aucun mérite, car elle parlait le farsi des
routes commerciales. Elle répondit donc :
— Je me suis présentée en personne dans la salle,
oui...
J’interrompis, péremptoire :
— Respectons un semblant de protocole, je vous
prie. Vous m’appellerez « Seigneur de Justice ».
Avec une ostensible rancœur, elle releva le menton,
furieuse d’être ainsi traitée par un Ferenghi à la face pâle, de
surcroît sans le moindre titre.
— Je me suis présentée dans la salle, Seigneur de
Justice, et j’ai demandé aux joueurs : « Avant que mon mari me mette
en jeu, ne s’était-il pas déjà lui-même offert en gage ? Et n’avait-il pas
perdu ? » Parce qu’il avait perdu, vous voyez, Seigneur, il était
devenu un simple esclave lui-même, et la loi est formelle, aucun esclave ne
peut être propriétaire de biens. Il ne pouvait donc légitimement me mettre en
jeu, et je n’appartiens donc pas à celui qui m’a gagnée, ni d’ailleurs...
Je l’arrêtai de nouveau, juste pour lui
demander :
— Comment se fait-il que vous parliez le farsi,
chère madame ?
— Je suis issue de la noblesse bengalaise,
Seigneur, dit-elle en se redressant comme si j’avais essayé de jeter le doute
sur ce point. Je viens d’une famille de nobles marchands brahmanes. Bien sûr,
étant une dame de haute naissance, je ne me suis jamais abaissée à étudier le
métier de marchand, ni même à lire ou à écrire. Mais je manie, en plus du
bengali de ma région natale, le farsi commercial, ainsi que la plupart des
principales langues de l’Inde majeure : l’hindi, le tamoul, le tegulu...
— Merci, Dame Tofaa. Continuons, à présent.
J’avais passé tellement de temps dans les régions
orientales du khanat que j’en avais presque oublié la prééminence du farsi
commercial sur le reste du monde. Mais il était clair que la plupart des hommes
présents, habitués à des contacts fréquents avec les marins et autres
commerçants maritimes, employaient également cette langue. Car, dans une
violente clameur, plusieurs prirent aussitôt la parole en vociférant, et ce
qu’ils avaient à dire se résumait à peu près à ceci :
— Cette femme chicane et use de faux-fuyants.
C’est le droit légal d’un mari de disposer de n’importe laquelle de ses épouses
dans un jeu de hasard, tout comme il a parfaitement le droit de la vendre, de
la louer ou d’en divorcer.
Sur quoi d’autres, tout aussi fort,
répliquèrent :
— Pas du tout ! Cette femme dit la vérité.
Le mari s’est lui-même mis en gage, et avec lui tous ses droits d’époux. Il
était donc à ce moment-là un esclave de fait, vendant illégalement ce qui ne
lui appartenait plus.
Je levai une main magistrale, et la salle se calma.
J’appuyai alors solennellement la joue sur ma paume, dans une pose de profonde
réflexion. En fait, je n’étais pas du tout en train de réfléchir. Je ne
prétendais nullement, en
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