Marco Polo
mon for intérieur, être un Salomon de sagesse
juridique, ou même un Dracon, voire un Kubilaï aux décisions impulsives. Mais
j’avais passé ma jeunesse à lire Alexandre et je me souvenais très bien comment
il avait dénoué l’inextricable nœud gordien. Toujours est-il que je faisais
semblant de méditer. Ayant l’air de prendre tout mon temps, je demandai
négligemment à la femme :
— Dame Tofaa, je suis venu ici à la recherche
d’un objet que transportait votre défunt mari. La dent de Bouddha qu’il avait
prise au temple d’Ananda. Voyez-vous de quoi je veux parler ?
— Oui, Seigneur de Justice. Il l’a mise en jeu et
perdue, elle aussi, je suis désolée d’avoir à le dire. Mais je suis heureuse
d’ajouter qu’il l’a fait avant de me parier moi, prouvant à l’évidence
qu’en dépit de la valeur de cette relique, il m’accordait plus d’importance
qu’à elle.
— C’est patent. Savez-vous qui a gagné la
relique ?
— Oui, Seigneur. C’est le capitaine d’un bateau
pêcheur de perles chola. Il l’a emportée, assurant qu’elle porterait bonheur à
ses plongeurs. Ce bateau a pris la mer il y a déjà plusieurs semaines.
— Avez-vous idée de l’endroit où il a pu se
rendre ?
— Oui, Seigneur de Justice. On ne pêche les
perles qu’en deux endroits. Près de l’île de Srihalam et le long de la côte de
Coromandel, au large de l’Inde majeure. Le capitaine était de race chola, il a
donc dû rentrer sur la côte de sa terre natale, la région des Chola.
Les hommes présents dans la pièce murmuraient rudement
contre cet échange apparemment sans rapport avec la question, et le sardar Shaibani
me lança un regard implorant. Les ignorant en bloc, je dis à la femme :
— Il va donc falloir que j’aille rechercher la
dent à Coromandel. Si vous êtes prête à m’accompagner et à me servir
d’interprète, je vous aiderai ensuite à retrouver les vôtres, jusqu’à votre
Bengale natal.
Le murmure des hommes prit, à ces mots, un ton ouvert
de mutinerie. La proposition ne sembla pas non plus, hélas, trouver grâce aux
yeux de Dame Tofaa. Elle rejeta la tête en arrière, de façon à me toiser de
très haut, et répondit d’un ton glacé :
— Je rappellerai à mon Seigneur de Justice
que je ne suis pas d’un statut à accepter une besogne servile. Je suis une
femme de noble naissance, veuve d’un roi, et...
— Et l’esclave de l’exécrable brute que voilà,
complétai-je fermement, pour peu que je choisisse de statuer en sa faveur dans
cette affaire.
Elle ravala son ton pompeux (on l’entendit d’ailleurs
déglutir) et, abandonnant toute arrogance, elle vint aussitôt à résipiscence :
— Mon Seigneur de Justice sait s’imposer, comme
savait le faire mon mari en son temps. Comment une fragile jeune femme comme
moi pourrait-elle résister à un homme aussi puissant ? Bien sûr, Seigneur,
je vous accompagnerai et je travaillerai pour vous. Je serai votre esclave.
Elle était tout sauf fragile, et être comparé au roi
qui avait fui ne me flattait pas tellement. Mais je me tournai vers Yissun et
lui annonçai :
— J’ai pris ma décision. Vous allez la rendre
publique à l’instant. Cette controverse concerne des paris effectués par un roi
déchu. L’affaire est donc fictive et sans objet. Au moment où le roi
Narasinha-pati, abdiquant toute autorité, a laissé son trône vacant à Pagan,
toutes ses prérogatives, biens et possessions sont passés de droit au nouveau
maître du pays, le wang Bayan. Tout ce que le roi défunt a pu dépenser,
dilapider ou perdre ici, à Akyab, était et demeure la légitime propriété du wang, qui est représenté par le sardar Shaibani.
Dès que ces paroles furent traduites, tout le monde
dans la pièce, y compris Shaibani et Tofaa, eut le souffle coupé. Il y eut des
exclamations d’étonnement, voire de stupéfaction, mais aussi de chagrin, de
soulagement et d’admiration. Je poursuivis :
— Toute personne présente dans cette pièce devra
être raccompagnée par une patrouille de gardes jusqu’à son lieu de résidence ou
son commerce, et tous ses trésors, fruits d’un pillage indûment perçus, seront
saisis. Tout habitant d’Akyab qui refuserait de se soumettre ou que l’on
surprendrait plus tard en possession d’un quelconque de ces biens sera
sommairement exécuté. L’émissaire du khan de tous les khans a parlé. Tremblez,
misérables, et obéissez.
Tandis que les
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