Marco Polo
Tant que cette histoire ne sera pas
réglée, il me sera impossible d’imposer une saine administration. Mes hommes
passent tout leur temps à disperser des combats de rue. Je suis heureux de
votre présence, vous savez.
— Je vois, fis-je, quelque peu étonné. Quoi que
je puisse faire, je le ferai. Mais mon enquête concernant le précédent roi doit
primer.
— Cette histoire-là ne concerne pas le roi,
précisa-t-il, avant d’ajouter dans un grognement : Que les vers aillent
vomir sur ses maudits restes ! La dispute porte précisément sur les effets
dont vous parlez et sur les survivants que vous souhaitez interroger... enfin,
ce qu’il en reste. Dois-je m’expliquer ?
— J’aimerais, oui.
— Cette ville d’Akyab est une cité misérable et
lugubre. Vous m’avez l’air d’un homme sensé, aussi je présume que vous vous en
irez dès que possible. Pour ma part, je suis assigné à y rester. Je n’ai donc
pas le choix, mais je tâcherai d’en faire une addition utile à notre khanat.
Maintenant, toute misère mise à part, nous sommes dans un port, et sur ce point
la ville est semblable à toutes les villes portuaires. Ce qui veut dire que son
existence et la survie de ses citoyens reposent sur deux activités. L’une est
l’approvisionnement du port et de ses équipements – j’entends par là les docks
pour le déchargement, les marchands de fournitures pour les bateaux et les
entrepôts de marchandises. L’autre, comme dans tout port qui se respecte, est
la satisfaction des désirs des matelots en escale. Cela englobe les bars à
putains, les tavernes de vin et les tables de jeu. Mais comme l’essentiel du
commerce d’Akyab se fait avec l’Inde, à travers le golfe du Bengale et au-delà,
la plupart des marins en visite ici sont de misérables Hindous. Ils ne tiennent
pas l’alcool et n’ont rien entre les jambes, sauf votre respect, aussi
passent-ils leur temps autour des tables de jeu. C’est pourquoi les bordels et
les tavernes sont rares ici, minuscules et très pauvres... Quant à la qualité, vakh ! Les femmes sont aussi infâmes que le vin. Mais Akyab a plusieurs salles de
jeu, et comme ce sont les établissements les plus florissants de la ville,
leurs tenanciers sont les citoyens les plus influents.
— Tout cela est bien intéressant, sardar, mais
je crains de ne...
— Laissez-moi finir, grand frère. Vous allez
comprendre. Ce roi qui a fui... Le moins qu’on puisse dire, c’est que sa
couardise n’a pas fait monter sa cote auprès de ses anciens administrés. Ni
auprès de quiconque, d’ailleurs. J’ai été informé qu’il avait quitté Pagan avec
un substantiel convoi d’éléphants, d’animaux de bât, d’épouses, d’enfants, de
courtisans, de serviteurs et d’esclaves... avec tous les trésors qu’ils
pouvaient transporter. Mais chaque soir, en cours de route, le convoi avait
rétréci. Sous le couvert de l’obscurité, ses courtisans se sont évanouis dans
la nature avec une bonne part du trésor pillé. Les serviteurs, eux, se sont
carapatés avec ce qu’ils pouvaient rafler. Les esclaves, trop contents de se
libérer, ont pris la poudre d’escampette. Même les épouses royales, y compris
la première, ont pris leurs enfants princiers sous le bras et ont dit au
revoir. Sans doute dans l’espoir de changer de nom et d’entamer une nouvelle
vie, sans la flétrissure de l’ancien.
— On serait presque désolé pour ce poltron de
roi.
— Cependant, même pour s’acheter de quoi manger
en cours de route ou dormir quelque part, le roi en fuite a dû payer au prix
fort les chefs de village, les patrons d’auberges, et tous, revêches à son
égard et inamicaux au possible, ont tenté d’abuser de la situation. J’ai ouï
dire qu’il était arrivé à Akyab appauvri et presque seul, avec l’une de ses
plus jeunes épouses, quelques vieux serviteurs encore loyaux et une bourse
vide. La cité ne l’a pas reçu avec une grande hospitalité non plus. Il a trouvé
le moyen de se loger avec sa suite et d’entreposer ses derniers biens dans une
auberge du front de mer. Cela fait, s’il voulait survivre, il lui fallait
traverser le golfe vers l’Inde et, pour cela, payer son passage, à lui et à sa
petite compagnie. Naturellement, tout commandant de navire a tendance à imposer
un prix exorbitant à un fugitif en cavale. À plus forte raison un type aux
abois comme lui. Pensez donc ! un roi en fuite, avec tous ces
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