Marco Polo
parfait
ridicule pour ce petit Hindou vieux et chauve, noir, pansu et huileux.
Tofaa parut un bref instant perplexe. Mais elle me
donna du coude et s’agenouilla... Comme elle était d’une certaine envergure,
elle découvrit que, même agenouillée, elle conservait une taille supérieure à
celle du rajah, aussi se rabaissa-t-elle encore, dans une position ramassée, et
commença d’une voix mal assurée :
— Votre Altesse... Maharajadhiraj... Raj...
— Votre Altesse suffira, dit-il chaleureusement.
Les crieurs et congratulateurs rugirent alors :
— Son Altesse est le Vrai Gouverneur du
Monde !
Il les appela au silence d’un geste cordial et
modeste. Ils ne hurlèrent plus pendant un bon moment, mais ne se turent jamais
vraiment. Chaque fois que le petit rajah faisait quelque chose, ils le
commentaient d’un chuchotis, toujours plus ou moins à l’unisson, par des
phrases comme : « Regardez, Son Altesse prend place sur le trône
de son empire » ou : « Regardez avec quelle grâce Son Altesse lève son
auguste main lorsqu’il bâille... »
— Et qui est-il, lui ? demanda le
petit rajah à Tofaa, tournant un regard hautain vers moi, car je ne m’étais ni
agenouillé, ni même baissé en aucune façon.
— Dites-lui, fis-je en farsi, qu’on m’appelle
Marco Polo l’Insignifiant et le Méconnu.
Le regard de hauteur du petit rajah se mua soudain en
un franc déplaisir, et il ajouta, également en farsi :
— Brave petit Blanc, hein ? Mais un homme à
la peau blanche, tout de même. Si vous êtes un missionnaire chrétien,
allez-vous-en.
— Son Altesse ordonne à l’humble chrétien de s’en
aller, murmurèrent les crieurs et les congratulateurs.
— Je suis chrétien, Votre Altesse, mais...
— Alors allez-vous-en si vous ne voulez pas
connaître le sort de votre lointain prédécesseur Santomè. Il eut l’outrageant
toupet de venir ici nous enjoindre d’adorer un charpentier dont les disciples
étaient tous pêcheurs. Pouah ! Les charpentiers et les pêcheurs sont
membres de la caste la plus basse, si ce n’est carrément des parias.
— Son Altesse est à bon droit et légitimement
dégoûtée.
— Je suis en effet en mission, Votre Altesse,
mais je ne prêche pas. (Je laissai passer un instant de silence.) Je voulais
surtout découvrir votre grande nation et... (cela me coûta, mais je mentis)...
venir l’admirer.
Je fis un signe en direction des fenêtres d’où
arrivaient la lugubre musique et la morne rumeur du prétendu festival.
— Ah, ainsi vous avez vu mon peuple se
divertir ! s’exclama le petit rajah d’un ton soudain moins irrité. Oui,
nous essayons d’entretenir la joie et le bonheur de notre peuple. Avez-vous
aimé les hilarantes gambades de Krishna, Polo -wallah ?
Je fis de mon mieux pour tenter de trouver quelque
chose d’aimable à répondre.
— J’ai été très... diverti par la musique, Votre
Altesse. Par un instrument en particulier... une sorte de luth à long manche...
— Vraiment ? cria-t-il, au comble de la
joie.
— Son Altesse est royalement enchantée.
— Oui, c’est un nouvel instrument !
continua-t-il, très excité. On l’appelle cithare. Elle vient d’être inventée
par mon très personnel maître de musique !
Il sembla que j’avais réussi, de façon fortuite, à
faire fondre un premier contact pour le moins glacé. Tofaa me jeta un regard
admiratif tandis que le petit rajah débitait avec un enthousiasme
bouillonnant :
— Il vous faut rencontrer l’inventeur de
l’instrument , Polo - wallah. Puis-je
vous appeler Marco -wallah ? C’est cela, dînons
ensemble, je ferai venir le maître de musique. C’est un plaisir que de
souhaiter la bienvenue à un invité au discernement si fin et au goût si sûr.
Crieurs ! Faites préparer la salle pour le banquet.
Les six hommes descendirent un couloir en trottant,
hurlèrent l’ordre, toujours à l’unisson, et revinrent en trottant du même pas.
J’émis par gestes une suggestion à l’intention de Tofaa, qui comprit et demanda
timidement au petit rajah :
— Votre Altesse, pourrions-nous nous débarrasser
de la poussière du voyage avant d’avoir l’honneur de vous rejoindre à
table ?
— Oh, mais oui. Certainement. Pardonnez-moi,
jolie dame, mais vos charmes détourneraient n’importe quel homme des plus
basses réalités. Ah, Marco -wallah , j’y
vois une nouvelle preuve de votre bon goût ! Il est clair que vous
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