Marco Polo
êtes un
admirateur de notre pays et de notre peuple, puisque vous êtes allé jusqu’à y
prendre épouse...
Je suffoquai.
Il poursuivit, espiègle :
— Mais étiez-vous obligé de choisir la plus
ravissante et de nous en priver du même coup, nous autres pauvres
autochtones ?
Je tentai de corriger cette horrible méprise, mais il
avança jusqu’au majordome toujours allongé face contre terre, lui botta le
derrière et gronda :
— Malencontreux scélérat ! Regrettable né
deux fois ! Que n’as-tu encore conduit ces deux éminents invités dans un
appartement d’État et veillé à ce que rien ne leur manque ? Allons, sans
tarder ! Fais-leur préparer la suite nuptiale ! Assigne-leur des
domestiques ! Vois ensuite pour le banquet et ses animations !
Dès que je découvris que la suite nuptiale était
équipée de deux lits séparés, je décidai qu’il ne serait pas nécessaire de
réclamer d’autres appartements. Et lorsqu’une solide femme à peau sombre fit
installer un bassin et se mit en devoir de le remplir, je ne vis pas
d’inconvénient à partager la salle de bains avec Tofaa. Je fis jouer mes
prérogatives masculines pour me laver le premier, puis tins à superviser les
ablutions de Tofaa et à diriger les servantes (lesquelles restèrent incrédules
devant la minutie dont je fis preuve) de sorte que, pour une fois, elle fut
bien lavée. Lorsque, ayant revêtu les meilleurs vêtements que nous avions
emportés, nous descendîmes dans la salle du dîner, même ses pieds nus étaient
propres.
Je fis en sorte, avant de me laisser entraîner dans
une discussion, de préciser devant le petit rajah, et avec lui tous les invités
présents :
— Dame Tofaa Devata n’est pas mon épouse,
Altesse.
Comme cela pouvait sembler désobligeant vis-à-vis de
la dame, je m’empressai d’ajouter :
— C’est l’une des nobles veuves du défunt roi
d’Ava.
— Veuve, hein ? grogna le petit rajah comme
s’il avait instantanément perdu tout intérêt pour elle.
— Avec la meilleure grâce, continuai-je, Dame
Cadeau des dieux a consenti à m’accompagner dans mon voyage à travers votre
belle contrée afin de traduire à mon intention l’esprit et la sagesse des gens
merveilleux que nous y avons rencontrés.
Il grogna de nouveau :
— Simple compagne alors, hein ? Enfin, à
chacun ses coutumes. Un Hindou sensé et de bon goût, lorsqu’il voyage, ne
prendra jamais une femme hindoue, mais bien plutôt un jeune garçon. D’une part,
il n’aura pas à craindre son tempérament de serpent kaja, d’autre part,
son trou est plus resserré que celui d’une femelle...
Pour changer rapidement de sujet, je me tournai vers
la quatrième personne présente à notre table, un homme de mon âge qui portait
comme moi la barbe et dont le teint semblait plus tanné que noir :
— Vous êtes sans doute ce musicien inventif,
j’imagine, maître...
— Maître de musique Amir Khusru, compléta le
petit rajah du ton du propriétaire. Maître des mélodies, mais aussi des danses
et de la poésie. Il est fort doué, en particulier, pour la composition de ghazal, ces licencieux petits poèmes chantés... Un honneur pour ma cour.
— La cour de Son Altesse est bénie, fredonnèrent les crieurs et les congratulateurs debout contre le mur, et
surtout très honorée par la présence de Sa Grandeur, intervention durant
laquelle le maître de musique se contenta de garder un sourire modeste.
— Je n’avais jamais vu d’instrument aux cordes de
métal, déclarai-je, et Tofaa, maintenant tout à fait réduite à l’humilité,
traduisit tandis que je continuais :
— Je ne m’étais encore jamais figuré que les
Hindous pouvaient inventer une chose aussi bonne et utile.
— Vous autres Occidentaux, jeta le petit rajah
d’un ton maussade, pensez toujours à bien faire. Nous, les Hindous, nous
cherchons à être bien... C’est une attitude infiniment supérieure, dans
la vie.
— Il n’en est pas moins vrai, fis-je, que la
nouvelle cithare hindoue est une ingénieuse invention. Je félicite Votre
Altesse et votre maître Khusru.
— À ceci près toutefois que je ne suis pas
hindou, glissa en farsi le maître de musique, amusé. Je suis persan de
naissance. Le nom que j’ai choisi pour la cithare vient du farsi, comme vous
l’avez peut-être remarqué. Si-tar : trois
cordes. Une en acier, deux en cuivre.
Le petit rajah sembla fort contrarié que j’aie ainsi
appris
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