Marco Polo
plate-forme, chargée
d’un pot en argile (celui dont Krishna se servait pour traire, je suppose), et
commença à prendre diverses poses avec l’objet. Elle tenta de le faire glisser
du creux d’un coude à l’autre et le plaça plusieurs fois sur sa tête, frappant
à l’occasion le sol de la plate-forme d’un pied lourd et solide dans le but
évident d’en chasser les araignées.
Tofaa se pencha pour me confier :
— Les adeptes de Krishna forment la plus joyeuse
de toutes les sectes hindoues. Beaucoup les condamnent de préférer la gaieté à
la gravité, la vivacité à la méditation. Mais, comme vous le voyez, ils ne font
qu’imiter en cela l’insouciant Krishna et soutiennent que cette joie de vivre
engendre la félicité, que la félicité donne la sérénité, cette dernière
procurant la sagesse, le tout bénéficiant pleinement à l’âme. C’est ce que
cette danseuse au pot au lait essaie de nous faire comprendre.
— Oh, j’aimerais beaucoup voir cela. Quand
va-t-elle commencer ?
— Qu’est-ce que vous racontez ? Elle est en
train de le faire.
— Je veux dire la danse.
— Mais c’est la danse !
Nous continuâmes à avancer sur la place (Tofaa un peu
exaspérée, mais j’en faisais peu de cas) à travers la foule de mines attristées
de ces célébrants éteints, jusqu’aux grilles du palais. Je portais la plaque
d’ivoire de Kubilaï suspendue à ma poitrine, et Tofaa expliqua aux deux gardes
de l’entrée ce qu’elle représentait. Ils étaient vêtus de peu militaires dhotì,
tenaient leurs lances suivant des angles disparates et haussèrent les épaules
d’un air aussi peu enclin à nous faire signe d’entrer qu’à prendre la peine de
nous laisser dehors. Nous pénétrâmes dans une cour poussiéreuse puis dans un
palais qui n’avait du nom que le fait d’être bâti en pierre, plutôt que de ces
briques liées à la bouse qui constituaient l’essentiel de Kumbakonam.
Nous fumes reçus par un majordome peut-être d’un
certain rang, car son dhotì était propre. Il sembla très impressionné par ma
plaque pai-tzu dès que Tofaa lui en eut expliqué le sens. Il tomba à plat sur
le sol, puis se mit à ramper de côté à la façon d’un crabe, et Tofaa indiqua
que nous devions le suivre. Nous le fîmes et nous trouvâmes soudain dans la
salle du trône. Pour en décrire la richesse et la magnificence, je dirai
simplement que les quatre pieds dudit trône trempaient dans des soupières
remplies d’huile pour empêcher les serpents kaja locaux de grimper sur le siège
et dissuader les tout aussi locales fourmis blanches [30] de le
réduire en poussière. Le majordome nous fit signe d’attendre et glissa
précipitamment par une autre porte.
— Pourquoi cet homme rampe-t-il ?
demandai-je à Tofaa.
— Il exprime son respect en présence de
supérieurs. Nous devrons faire de même lorsque le rajah paraîtra. Pas besoin de
vous prosterner, mais assurez-vous bien que votre tête n’est jamais plus haute
que la sienne. Je vous préviendrai du coude, le moment venu.
Une demi-douzaine d’hommes entrèrent à ce moment,
s’alignèrent et nous regardèrent, impassibles. Leur physionomie n’exprimait
rien de plus que celle des célébrants du dehors, mais ils étaient habillés de
dhotì chamarrés d’or et portaient de jolies jaquettes qui leur couvraient le
torse. Leurs turbans étaient presque correctement noués. Pour la première fois
depuis mon arrivée en Inde, je supposai que j’avais affaire à des gens d’une
classe élevée, sans doute l’équipe de ministres du rajah, aussi adressai-je à
Tofaa un discours à leur intention en les appelant « messeigneurs »
et en me présentant.
— Taisez-vous, dit Tofaa en me tirant par la
manche. Ceux-ci ne sont que les crieurs et les congratulateurs du rajah.
Avant que je puisse demander ce que cela voulait dire,
il y eut à nouveau du mouvement à la porte, et le rajah entra cérémonieusement
à la tête d’une troupe de courtisans. Sans délai, les six crieurs et
congratulateurs hurlèrent ensemble de toute la force de leurs poumons :
— Que tous saluent Son Altesse le maharajadhiraj
Raj Rajeshwar Narendra Karni Shriomani Jai Maharaja Sri Ganga Muazzam
Singhji Jah Bahadur !
Je fis répéter le tout plus tard à Tofaa, lentement et
avec précision, afin de pouvoir l’écrire... Pas simplement parce que le titre
était merveilleusement grandiose, mais aussi parce qu’il était du plus
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