Marco Polo
empilant les corps de leurs morts écrabouillés, puis ils
levèrent leurs poings au ciel tout en hurlant des imprécations à l’adresse du
dieu destructeur Shiva, pour avoir ainsi pris sans cœur tant d’innocentes
victimes.
Tofaa et moi retournâmes à notre repas, rejoints un
peu plus tard par nos hôtes, lesquels se mirent à compter leurs enfants. Ils
n’en avaient perdu aucun et n’en avaient écrasé que certains. Mais, aussi
frappés de remords et choqués que le reste du village, ils ne nous jouèrent pas
la surata cette nuit-là. Ils ne purent rien nous apprendre de précis sur l’aswamheda, si ce n’est que le phénomène, qui se produisait environ une
fois l’an, était dû au cruel rajah de Kumba-konam.
— Vous seriez bien avisés, voyageurs, d’éviter
cette ville, nous conseilla la femme de la maison. Pourquoi ne pas vous
installer ici, dans le voisinage tranquille et civilisé de
Jayamkondacholapuram ? Il y aurait de la place pour vous, maintenant que Shiva
a détruit tant de vies. Pourquoi persister à vous rendre à Kumbakonam, que nous
appelons la Cité noire ?
J’expliquai que des affaires importantes nous y
appelaient et demandai pourquoi on la qualifiait ainsi.
— Parce que noir est le rajah de Kumbakonam, et
noirs sont ses gens, et noirs les chiens, et noirs les murs, noires sont les
eaux comme noirs sont les dieux, et noirs tous les cœurs du peuple de
Kumbakonam !
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Nullement découragés par l’avertissement, Tofaa et moi
nous dirigeâmes vers le sud et franchîmes un peu plus tard un égout
pompeusement appelé la rivière Kolerun. Sur l’autre rive se dressait
Kumbakonam.
La cité était beaucoup plus grande que celles que nous
avions traversées, elle possédait des artères plus sales, bordées de fossés
plus profonds remplis d’urine stagnante, une plus grande variété d’ordures
pourrissant au soleil, plus de lépreux faisant résonner leur bâton d’alerte,
plus de carcasses de chiens morts et de vieillards tombant en ruine à la vue de
tous. Elle était plus rance d’odeurs de kàri et de graisses de cuisine, de
sueur et de pieds mal lavés. Mais la ville n’était à la vérité pas plus noire,
ni sa surface couverte d’une plus grande épaisseur de poussière que les autres
plus petites que nous avions vues, et les habitants n’y étaient pas plus foncés
de peau, ni plus incrustés de crasse que partout ailleurs. Il y avait beaucoup
plus de monde, bien sûr, que nous n’avions pu en croiser jusqu’ici, et, comme
toute cité, Kumbakonam avait attiré de nombreux excentriques sans doute partis
de leur village à la recherche de meilleures opportunités. Je vis par exemple
dans la foule qui encombrait les rues quelques individus vêtus de saris
tapageurs fort efféminés, mais coiffés du turban brouillon que les hommes
portaient habituellement.
— Ceux-là sont des ardhanari, m’indiqua Tofaa.
Comment appelleriez-vous cela ? Des androgynes. Des hermaphrodites. Ainsi
que vous pouvez le constater, ils ont de la poitrine comme les femmes. Mais
vous ne pourrez voir, à moins de payer pour avoir ce privilège, qu’ils sont
dotés d’organes sexuels à la fois masculins et féminins.
— Bien, bien. J’ai toujours supposé qu’il
s’agissait de créatures mythiques. Mais je dirais que s’ils devaient exister
quelque part, ce ne pouvait être qu’ici.
— Nous sommes un peuple très civilisé, affirma
Tofaa. Nous laissons les ardhanari parader librement dans les rues, exercer
leur commerce et se vêtir aussi élégamment que n’importe quelle femme. La loi requiert
seulement qu’ils arborent également la coiffe masculine.
— Pour ne pas tromper ceux qui ne se méfieraient
pas.
— Exactement. Un homme à la recherche d’une vraie
femme peut louer les services d’une devanasi, une putain des temples. Mais les
ardhanari, quoique indépendants de tout temple, sont bien plus sollicités que
les devanasi, car ils peuvent satisfaire les hommes comme les femmes. J’ai même
entendu dire qu’ils pouvaient faire les deux à la fois.
— Et cet autre homme, là-bas ? indiquai-je
du doigt. Fait-il aussi commerce de ses parties intimes ?
Si c’était le cas, il aurait dû les vendre en fonction
de leur poids. Il les transportait devant lui dans un énorme panier qu’il
tenait à deux mains. Bien qu’elles fussent bel et bien attachées à son corps,
son pagne dhotì n’aurait pu les contenir. Le panier était entièrement
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