Marco Polo
pouvoir
surnaturel à ce fragment d’un dieu étranger. Je suis peiné que vous puissiez
croire qu’un Hindou ait si peu de foi dans sa propre religion pourtant solide,
la religion de ses pères et celle de son bienveillant rajah.
Je suggérai, d’un ton apaisant :
— Le nouveau possesseur de la dent aura eu le
loisir de se rendre compte de son erreur et, découvrant que l’objet n’avait
rien de magique, il aura regretté cette acquisition. En bon Hindou, il aura été
tenté de la jeter à la mer, mais, se souvenant malgré tout du temps et de
l’argent dépensés à l’acquérir, il serait sans doute heureux de la rendre
moyennant un échange équitable.
— Sûrement, qu’il va la rendre ! cracha le
petit rajah. Je vais lancer une proclamation ordonnant qu’il vienne la
restituer ici... et il subira la karavat !
Je ne savais pas au juste ce qu’était la karavat mais,
à l’évidence, maître Khusru le savait car il fit remarquer calmement :
— Cela ne va peut-être pas, Sire, hâter le
possesseur de l’objet à venir vous le rapporter.
— Je vous en prie, Votre Altesse, intervins-je.
Plutôt que de présenter la chose comme un ordre assorti d’une menace, publiez
simplement une requête et mon offre de récompense.
Le petit rajah ronchonna un moment, mais lâcha
finalement :
— Je suis connu comme un rajah qui tient toujours sa parole. Si j’offre une prime, elle sera versée. (Il me regarda de côté.)
La paierez-vous ?
— Assurément, Votre Altesse, et très
libéralement.
— Très bien. Ensuite, je tiendrai ma parole,
que j’ai déjà exprimée. La karavat.
Je ne savais pas si je devais protester au nom de
quelque pêcheur de perles qui ne se doutait de rien. De toute façon, avant même
que je le puisse, le petit rajah convoqua son majordome et lui parla
rapidement. L’homme sortit précipitamment, et le rajah se tourna vers moi.
— La proclamation va être immédiatement lue à
travers mon royaume : rapportez la dent païenne et vous recevrez une
récompense munificente. Cela produira le résultat escompté, ça je vous le
promets, car mon peuple est honnête, responsable et dévoué. Ce sont des
Hindous ! Mais cela pourrait prendre un certain temps, car les pêcheurs de
perles vont et viennent constamment entre leurs villages côtiers et les bancs
de reptiles.
— Je comprends, Votre Altesse.
— Vous serez mon invité, votre femelle aussi,
jusqu’à ce que la relique ait été retrouvée.
— Toute ma gratitude, Votre Altesse.
— Bien ! Mais foin de ces ennuyeuses
affaires et de ces délicates mesures, fit-il, s’époussetant les mains d’un
geste expressif. Que la joie et la gaieté règnent à présent ici, comme dehors
sur la place. Crieurs, faites entrer les artistes !
Le premier d’entre eux se présentait ainsi : un
vieil homme brun foncé, âgé et très sale, au dhotì si crasseux qu’il en
était presque indécent, entra en traînant les pieds d’un air accablé et tomba
prosterné devant le petit rajah. Maître Khusru me chuchota, coopératif :
— C’est ce que nous appelons en Perse un
derviche, un mendiant sacré, ici un nâga. Il va nous montrer ses
talents, histoire de gagner son repas et quelques pièces de cuivre.
Le vieux mendiant rejoignit un endroit dégagé de la
pièce et héla quelqu’un d’une voix enrouée, ce qui eut pour effet de faire
entrer un jeune garçon tout aussi pouilleux et dépenaillé, porteur d’un rouleau
de ce qui semblait être un tissu et une corde. Tous deux déroulèrent le paquet.
C’était un de ces palang à suspendre par des anneaux de cuivre au bout
de ficelles. Le jeune homme s’allongea sur le palang posé au sol.
L’ancien s’agenouilla, plaça les deux anneaux devant ses yeux et les enveloppa
de ses deux paupières ridées, conférant du même coup à ses globes oculaires
exorbités un regard halluciné. Puis, très lentement, il se leva et éleva le
garçon dans son palang au-dessus du sol sans l’aide des mains ni des
dents, rien d’autre que ses globes oculaires, puis il le berça jusqu’à ce que
le petit rajah sente le moment venu d’applaudir. Khusru, Tofaa et moi-même
l’imitâmes poliment et jetâmes au vieil homme quelques pièces de cuivre.
Entra alors dans la salle à manger une corpulente et
courtaude danseuse du ventre brun sombre qui se mit à se trémousser devant nous
de façon aussi indolente que sa consœur de la fête de Krishna. La seule
Weitere Kostenlose Bücher