Marco Polo
plus, et c’est alors qu’on nous a informés que Donduk n’avait pas
satisfait à l’interrogatoire et qu’on était en train de l’enterrer.
— Amoredèi ! m’écriai-je.
Il est mort ?
— C’est à craindre, maître. Mais un autre
événement encore plus grave s’est produit. Car ils sont revenus et, cette fois,
ils s’en sont pris à Ussu et l’ont emmené ! Après m’être tordu les mains
d’impatience, je suis allé prendre de leurs nouvelles à tous les deux, et l’on
m’a sèchement rabroué, me demandant de ne plus employer le mot de « torture ».
Toujours est-il que, maintenant, Donduk a bel et bien été tué et enterré, Ussu
est entre leurs mains, et qui voulez-vous qu’ils viennent martyriser, à
présent, si ce n’est moi ? C’est pourquoi j’ai fui la caserne pour
venir vous voir, et...
— Silence, intimai-je.
Je me tournai vers Chingkim d’un air interrogateur, en
quête d’un éclaircissement.
— Mon père tient à en apprendre le plus possible
sur son cousin Kaidu, éternellement rétif à son autorité. C’est toi-même qui as
hier soir mentionné l’existence de ces deux éclaireurs, choisis dans l’escorte
personnelle de Kaidu. Mon père estime sans doute qu’ils doivent être
parfaitement renseignés sur leur maître et que, si une quelconque insurrection
était en projet...
Il s’interrompit et regarda le fond de son gobelet.
— Eh bien... dans ce cas, le Caresseur serait le
mieux placé pour les interroger.
— Comment ça, le Caresseur ? marmotta à son
tour Narine, qui ignorait bien sûr de qui il s’agissait.
Je réfléchis, ce qui eut pour effet d’accentuer mon
mal de tête, et, au bout d’un moment, m’adressai en ces termes à
Chingkim :
— Il serait sans doute malvenu de ma part
d’interférer dans des affaires où seuls des Mongols sont impliqués. Mais il se
trouve que je me sens dans une certaine mesure responsable, et...
Chingkim se leva.
— Allons voir ensemble le Caresseur,
décréta-t-il.
J’aurais préféré rester tranquille dans mes
appartements, à faire connaissance de manière plus approfondie avec les
jumelles Buyantu et Biliktu, mais je le suivis et emmenai Narine avec nous.
Nous marchâmes un bon moment, traversâmes des passages
clos, des aires à ciel ouvert et replongeâmes dans d’autres couloirs, avant de
descendre des escaliers qui conduisaient au sous-sol. Là, nous suivîmes un long
corridor bordé de boutiques remplies d’artisans, de greniers de stockage, de
réserves pleines de bric-à-brac et de caves à vin.
Bientôt, Chingkim nous guida à travers une série de
pièces désertes éclairées à la torche, aux murs de pierre ruisselants
d’humidité et tachetés de moisissures. Il fit soudain une pause et, se tournant
vers Narine, lui intima à mi-voix, entendant sans doute m’avertir par la même
occasion :
— N’utilise jamais plus le mot de
« torture », esclave. Le Caresseur est un homme susceptible, particulièrement
chatouilleux, même. Ce terme lui répugne et pourrait le contrarier. Même quand
un cas de force majeure l’oblige à extraire des yeux de leurs orbites pour y
insérer des charbons ardents, il ne s’agit jamais de torture, c’est
compris ? Appelle cela un interrogatoire, une caresse, parle de
taquinerie, si tu veux, mais pas de torture. Sinon, prie de ne jamais te
retrouver devant lui afin qu’il te caresse à ton tour : il pourrait ne pas
avoir oublié ce manque de respect pour sa profession.
Narine se contenta de déglutir bruyamment, mais
j’ajoutai pour ma part :
— Je comprends. Dans nos donjons chrétiens, on
nomme officiellement cette pratique la « question ».
Chingkim nous introduisit dans une pièce qui, hormis
son éclairage sépulcral et ses murs moisis, aurait pu abriter la comptabilité
d’une prospère entreprise de négoce. Elle était remplie de bureaux derrière
lesquels des employés attentifs étaient penchés sur des livres de comptes, des
documents, des abaques, bref, toute la mécanique bureaucratique d’une
entreprise bien huilée. Peut-être s’agissait-il d’un abattoir humain, mais
c’était un abattoir bien tenu.
— Le Caresseur et son équipe sont des Han, me
glissa en aparté Chingkim. Ils sont, pour ce genre d’affaires, bien plus
efficaces que nous.
À l’évidence, même le prince héritier ne pouvait se
permettre de pénétrer sans s’annoncer dans le domaine du Caresseur. Nous
attendîmes donc
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