Marco Polo
le sang royal demeure ainsi intact,
inviolé ; il pourra donc être le prochain rajah de cette contrée.
Nous avions émergé de la zenana près de la
partie du palais où s’étendaient les cuisines, et l’on continuait d’entendre
les gémissements et hurlements qui nous en parvenaient. Le petit rajah me
demanda si je pouvais me distraire un moment par moi-même, car il devait aller
satisfaire à certains devoirs royaux.
— Retournez dans la zenana, si le cœur
vous en dit, suggéra-t-il. Bien que je fasse en sorte de ne me marier qu’avec
des femmes de ma propre race blanche, elles persistent à ne produire que de
désolants marmots à la peau sombre. Un petit jaillissement de votre semence, Marco- wallah , éclaircirait sans doute
le flot.
Pour ne pas sembler discourtois, je murmurai une vague
explication relative à certain vœu de chasteté et l’assurai que je trouverais
bien quelqu’un d’autre avec qui me distraire. J’observai le rajah s’éloigner au
petit trot et le plaignis de toute mon âme. Il était le souverain d’un peuple
immense, avait pouvoir de vie et de mort sur ses sujets, était le minuscule coq
d’une basse-cour remplie de poules... Cependant, il était infiniment plus
pauvre, plus faible et moins comblé que moi, simple voyageur n’ayant qu’une
seule femme à aimer, à chérir et à garder pour le reste de mes jours ;
mais c’était Hui-sheng.
Cela me rappela autre chose ; je n’avais
désormais plus besoin de mon accompagnatrice. Je me mis en quête de Tofaa, que
j’avais entendue ronfler de façon effroyable le matin même en quittant mes
appartements. Je la trouvai sur une terrasse du palais, absorbée dans la
contemplation de la mélancolique fête de Krishna toujours en cours sur la
place.
Immédiatement, elle me lança d’un ton
accusateur :
— Je sens sur vous l’odeur du patchouli, Marco -wallab !
Vous êtes allé forniquer avec des femmes parfumées, hélas. Après être resté
si admirablement à l’écart du péché et vous être comporté si longtemps avec moi
en gentilhomme raffiné !
J’ignorai cette remarque et commençai :
— Je suis venu vous dire, Tofaa, que vous pouviez
vous considérer comme libérée de votre servile tâche d’interprète dès que vous
le souhaiterez, et...
— Je le savais ! Je suis restée trop sage,
trop réservée, trop distinguée. Et voilà que vous avez été séduit par quelque
jeune effrontée, quelque hardie greluche du palais. Ah ! vous, les
hommes...
J’ignorai également celle-ci.
— Comme promis, je vais m’arranger pour que vous
puissiez regagner en sécurité votre sol natal.
— Vous n’avez qu’une hâte, vous débarrasser de
moi. Ma pudeur est désormais comme un reproche vivant à votre licence, à votre
lascivité de bouc !
— C’est à votre intérêt que je pensais, femme
ingrate. Je n’ai plus rien à faire, dorénavant, qu’attendre ici que quelqu’un y
rapporte la vraie dent de Bouddha. Dans le même temps, si j’ai besoin qu’on me
traduise quelque chose, le rajah et le maître de musique parlent le farsi.
Elle renifla bruyamment et s’essuya le nez sur son
bras nu.
— Je ne suis pas si pressée de retourner au
Bengale, Marco- wallah. Je ne serai qu’une veuve, là-bas comme ici. Et
puis le rajah comme le maître de musique sont fort occupés ; jamais ils ne
vous montreront les splendeurs de Kumbakonam comme je saurai le faire. Je me
suis d’ailleurs déjà renseignée à ce sujet, à votre intention.
Je ne la contraignis donc pas à partir. Au contraire,
durant toute la journée et même les jours suivants, je la laissai m’emmener
partout et me montrer les beautés de la cité.
— Là-bas , Marco -wallah , vous apercevez le saint Kyavana. C’est le plus saint des habitants de
Kumbakonam. Il a décidé, il y a de nombreuses années, de demeurer immobile
telle une souche, pour la plus grande gloire de Brahma, et il continue depuis.
C’est lui.
— Je ne vois là que trois vieilles femmes, Tofaa.
Où est-il ?
— Là.
— Là ? Ce n’est qu’une énorme montagne de
fourmis blanches, et un chien est en train de pisser dessus.
— Non, c’est le saint Kyavana. Il est resté si
longtemps immobile que les fourmis blanches l’ont pris pour point d’appui à
leur terrier d’argile. Celui-ci grandit chaque année. Mais c’est lui.
— Bon... et s’il est là-dedans, il est mort,
sûrement ?
— Qui peut savoir ? Et quelle
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