Marco Polo
j’avais percé à jour sa petite
escroquerie. Il ne laissa bien sûr transparaître aucune culpabilité ni aucune
confusion et fit luire un regard venimeux en direction de l’innocent pêcheur,
tout en délivrant un second mensonge :
— Le cupide gredin essaie juste de se jouer de
vous, Marco -wallah.
— C’est bien possible, Votre Altesse, fis-je,
continuant à faire semblant de croire à sa farce. Néanmoins, j’accepte cette
nouvelle relique avec gratitude. Car je puis à présent offrir celle-ci en
cadeau à mon khakhan Kubilaï et laisser l’autre en présent de partage à Votre
Gracieuse Majesté. Votre Altesse l’a bien méritée. Reste la question de la
récompense que j’ai déjà versée. Dois-je offrir au pêcheur un montant
équivalent pour ce nouveau don ?
— Non, fit froidement le petit rajah. Vous avez
déjà généreusement payé. Je persuaderai l’homme de s’en contenter. Croyez-moi,
je saurai l’en convaincre...
Il cracha au majordome l’ordre d’emmener l’homme aux
cuisines pour un repas, un nouveau repas, eut-il la présence d’esprit
d’ajouter, et s’en alla à pas furieux vers ses quartiers. Tofaa et moi
repartîmes finir nos bagages. J’enveloppai soigneusement la nouvelle dent
recouverte de mailles d’or afin qu’elle voyage confortablement, mais laissai
l’autre à la disposition du rajah pour l’usage qu’il lui plairait d’en faire.
Je ne le revis jamais. Peut-être ne put-il pas
supporter l’idée de me croiser, sachant sans doute que je quittais Kumbakonam
avec une opinion de lui plus basse que jamais. Je savais en effet qu’il n’était
pas seulement un poseur travesti en souverain, mais aussi un tricheur qui
offrait de faux cadeaux, un escroc envers son peuple, capable d’empocher la
légitime récompense d’un autre et, pire que tout, un triste fat, incapable
d’admettre la moindre erreur, la plus petite faute, le plus léger méfait. Il ne
se leva donc pas pour nous dire au revoir, ni même pour nous regarder partir
lorsque, à l’aurore, nous prîmes congé.
Alors que nous attendions dans l’arrière-cour, Tofaa
et moi, que les deux cavaliers d’escorte qu’on nous avait assignés aient fini
de seller nos chevaux et d’attacher nos bagages sur les troussequins, je vis
deux hommes sortir d’une porte située à l’arrière du palais. Dans la lumière
encore ténue du petit jour, je ne pus les identifier, mais l’un d’entre eux
s’assit sur le sol pendant que l’autre restait debout à son côté. Nos escortes
s’arrêtèrent un instant et marmonnèrent, mal à l’aise, ce que Tofaa me
traduisit de la sorte :
— Celui qui est debout est le bourreau de la cour
et le prisonnier assis, un condamné. Sans doute a-t-il commis un crime notable,
car il s’est vu accorder la karavat.
Curieux, je m’approchai, sans interférer pour autant.
La karavat, je pus finalement le découvrir, était une lame de sabre d’un
genre particulier. Elle n’avait pas de manche et n’était qu’un croissant
d’acier bien aiguisé en forme de quartier de lune, dont chaque extrémité se
terminait par une chaîne, et chaque chaîne par une sorte d’étrier en métal. Le
prisonnier condamné, sans se presser, mais sans marquer non plus de répugnance
prononcée, plaça lui-même la lame en croissant à l’arrière de son cou et passa
les chaînes au-dessus de ses épaules, vers l’avant. Après quoi il fléchit les
genoux et remonta les pieds jusqu’à ce qu’il pût les enfiler dans les étriers.
Puis, au terme d’un très court moment durant lequel il prit une dernière
inspiration, il pencha le cou en arrière contre la lame et détendit ses deux
pieds en avant. D’une section nette, et par la seule action du condamné, la karavat trancha la tête du corps.
Je me rapprochai encore et, tandis que le bourreau dégageait
le corps de la karavat, jetai un coup d’œil à la tête qui continuait
d’ouvrir la bouche et les yeux dans une attitude de surprise. C’était le
pêcheur de perles qui avait apporté la véritable dent de Bouddha, l’unique
Hindou déterminé et honorable que j’avais pu rencontrer en Inde. Le petit rajah
l’avait récompensé, comme il avait dit qu’il le ferait.
Tandis que nous nous éloignions à cheval, je songeai
que je venais de voir la seule invention dont les Hindous pouvaient être fiers.
Ils n’avaient rien d’autre. Bouddha, leur dieu de naguère, avait été abandonné
à des terres
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