Marco Polo
grand frère. Le wang Bayan se souvient très bien qu’il vous a promis de veiller sur elle et de
la garder en bonne santé. Tous les médecins de la cour ont été mandés, ils sont
à son chevet, mais Bayan n’a pas confiance en eux pour autant. Il a déjà envoyé
des courriers à Khanbalik pour mettre le khakhan au courant de la situation. Ce
dernier a dépêché sur place son médecin personnel, le hakim Gansui. Le
vieil homme était à moitié mort quand il a achevé cet éprouvant voyage au sud
jusqu’à Pagan, mais il ne voudra plus qu’une chose, mourir pour de bon, s’il
devait arriver quoi que ce soit à Dame Hui-sheng.
Ma foi, songeai-je quand Yissun et Tofaa m’eurent
laissé seul à broyer du noir, je pouvais difficilement tenir Bayan, Gansui ou
qui que ce soit d’autre pour responsables. C’était moi, et moi seul, qui
l’avais mise dans cette situation de péril. Cela devait être arrivé cette
première nuit, quand nous nous étions laissé aller à nos ébats en compagnie
d’Arùn et que, dans la folle excitation du moment, j’avais négligé ce qui était
à la fois ma responsabilité et mon plaisir, l’installation du citron préventif.
Je tentai de calculer à quand cela remontait. Juste après notre arrivée à
Pagan, me souvins-je. Combien de temps cela faisait-il ? Gèsu, au
moins huit mois, et plus près de neuf, peut-être ! Hui-sheng devait être à
présent tout près du terme. Pas étonnant que Bayan fut inquiet de me faire
trouver et amener à son chevet.
Il ne pouvait cependant pas être plus anxieux que moi.
Si ma compagne chérie était en difficulté, je me devais de la secourir. Elle se
trouvait maintenant dans la pire des situations, et j’étais malencontreusement
loin d’elle. De ce fait, la traversée du golfe du Bengale me sembla
effroyablement lente. Le capitaine et son équipage ne durent pas me trouver de
très bonne compagnie, pas plus que les deux passagers qui m’accompagnaient. Je
tapais du pied, arpentais sans arrêt le pont d’un pas nerveux et tourmenté,
crachant tel un chat en colère à la face des marins dès qu’un morceau de voile
manquait en haut des mâts, hurlant au ciel des imprécations dès que le moindre
nuage apparaissait et tempêtant contre ce temps qui passait trop lentement
ici... pendant que, plus loin, il poussait inexorablement Hui-sheng vers le
jour de vérité.
Mais celui que je maudissais le plus, c’était moi,
évidemment. Car s’il y avait un homme sur cette terre à savoir ce que cela
représentait pour une femme de se trouver enceinte, c’était bien moi. Lorsque,
sur le Toit du Monde et sous l’influence du philtre d’amour, j’avais brièvement vécu ce qu’éprouve une femme dans les douleurs de la maternité (que ce
moment eût été réel ou imaginaire, et que la drogue m’eût dérangé l’esprit ou
modifié le corps) et je savais l’horreur de chaque instant vécu lors de
ce cauchemar. Je le savais mieux que n’importe quel homme, mieux même que le
médecin, quel que soit le nombre d’enfants qu’il ait pu mettre au monde. Je
savais combien tout cela n’avait rien de mignon, de joli ni d’heureux, comme
voudraient nous le faire croire ces mythes idylliques qui entourent la
maternité. Je savais combien ce pouvait être une sale besogne, une torture à la
fois nauséeuse, profondément humiliante et terrible. Et la mise au monde
elle-même dépassait tout le reste, lorsque la femme ne pouvait plus que crier,
hurler, hurler jusqu’à la délivrance, lorsque le bébé sortait enfin, dans une
expulsion d’agonie.
Mais Hui-sheng, elle, ne pourrait même pas crier.
Et si cette chose agrippée qui la tordait de
l’intérieur ne parvenait jamais à sortir... ?
J’étais le seul à blâmer. J’avais omis, une seule
fois, de prendre la précaution qui s’imposait. Mais j’avais été encore plus
négligent, encore plus coupable que cela. Au terme de mon effroyable expérience
de torture de mise au monde, je m’étais juré : « Jamais je
n’infligerai à la femme que j’aime un tel supplice. » Si j’avais vraiment
aimé Hui-sheng, si je l’avais aimée comme il fallait, me disais-je, jamais je
ne l’aurais mise dans cette situation, jamais je n’aurais couché avec elle et
risqué de la mettre dans un tel péril. C’était dur de regretter tous ces
moments de délicieuse complicité que nous avions vécus à faire l’amour
ensemble, mais je les regrettais vraiment, à présent, car
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