Marco Polo
sans délai et y chercher un bateau ?
— Vous les aurez dès demain à la première heure,
ainsi que deux de mes plus vaillants gardes pour vous escorter.
Je fonçai préparer mes bagages pour le départ et
demandai à Tofaa de faire de même ; elle obéit, quoique d’assez mauvaise
grâce. Nous y étions encore, lorsque le maître de musique vint nous faire ses
adieux. Nous échangeâmes compliments, bons vœux et salââm aleikum, quand
ses yeux étant tombés sur les objets épars sur mon lit, il remarqua :
— Je vois que vous emportez une dent d’éléphant
en souvenir de votre passage ?
— Quoi ? fis-je.
Il regardait la dent de Bouddha. Je ris à sa
plaisanterie et fis :
— Allons, allons, maître Khusru. Vous ne me la
ferez pas. Une défense d’éléphant est plus grande que moi, et je ne pourrais
sans doute pas la soulever.
— Une défense, oui. Mais pensez-vous que
l’éléphant mâche son fourrage avec ses défenses ? Pour cela, il a deux
étages de molaires. Comme celle-ci. Vous n’avez jamais examiné la bouche d’un
éléphant, je parie.
— Non, en effet..., convins-je d’un murmure en
faisant grincer mes propres molaires.
J’attendis qu’il nous eût salués de son dernier salââm et j’explosai :
— A cavàl donà no se varda in boca ! Che le vegna la cagasangue [31] !
— Que criez-vous ainsi, Marco -wallah ? fit
Tofaa.
— Que des coliques sanglantes prennent ce maudit
rajah ! hurlai-je, enragé. Cette petite verrue en avait assez de ma
présence et crevait d’envie qu’on m’apporte une dent de Bouddha, vraie ou
fausse ! Il l’a donc fournie lui-même et a empoché ma récompense. Venez,
Tofaa, allons le voir et insultons-le bien en face !
Nous descendîmes et trouvâmes le majordome à qui je
demandai audience au rajah, mais il me répondit d’un ton d’excuse :
— Le rajah est sorti, porté dans son palanquin,
faire une promenade dans la ville et accorder à ses sujets le privilège de
l’observer, de l’admirer et de l’acclamer chaleureusement. C’est ce que je
viens d’expliquer à cet importun qui insistait pour le voir en me disant qu’il
était venu de loin pour cela.
Comme Tofaa me traduisait ces mots, je jetai un regard
impatient sur le solliciteur (un Hindou en dhotì parmi d’autres) mais
mon œil fut frappé par un objet qu’il détenait, et, au même instant, Tofaa
cria, tout excitée :
— C’est lui, Marco -wallah ! C’est le
pêcheur de perles que je me souviens avoir vu à Akyab !
En effet, l’homme transportait une dent. Elle était
également immense et assez semblable à ma toute récente acquisition, mais elle
était enveloppée d’un filet doré et d’une patine attestant sans doute possible
son grand âge. Tofaa et lui discutèrent un instant, puis elle se tourna vers
moi :
— C’est vraiment lui, Marco -wallah. L’homme
qui a joué avec mon cher défunt mari dans la salle d’Akyab. Et ceci est la
relique qu’il a gagnée aux dés ce jour-là.
— Combien a-t-il gagné ? demandai-je,
sceptique. Il en a déjà apporté une.
— Il ne sait rien d’une autre dent. Il vient à
peine d’arriver, ayant dû aller à pied de la côte jusqu’ici. Cette dent est la
seule qu’il ait jamais eue, et il est triste de s’en séparer car elle a
grandement amélioré sa récolte de perles la saison passée, mais il ne fait que
son devoir en obéissant à la proclamation de son rajah.
— Quelle heureuse coïncidence, remarquai-je.
C’est le jour des dents, on dirait.
Et entendant un brouhaha s’élever dans l’arrière-cour,
j’ajoutai :
— Voilà que revient notre rajah, juste à point
pour féliciter le seul Hindou honnête de son royaume.
Le petit rajah fit son entrée en trottant, suivi de sa
grouillante suite de courtisans, de congratulateurs et autres flagorneurs. En
voyant notre petit groupe debout sur le seuil, il fit halte, surpris. Comme un
seul homme, Tofaa, le pêcheur et le majordome s’écroulèrent à ses pieds afin de
ne pas dépasser sa tête, mais avant qu’aucun pût parler, je m’adressai au petit
rajah en farsi, annonçant d’une voix doucereuse :
— Il semble, Votre Altesse, que l’excellent
pêcheur de perles ait tellement apprécié la récompense de la première dent,
ainsi que le repas dont vous l’avez régalé, qu’il en a apporté une deuxième.
Le petit rajah eut l’air un instant ahuri et
déconcerté, mais il comprit rapidement que
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