Marco Polo
personne de ma raide et très pondérée
belle-mère, avec une ou deux solides jeunes femmes de son entourage. Marègna Lisa revint de cette mission nous rapporter que maître Loredano avait très
aimablement accédé à ma requête de lui rendre visite. Elle ajouta, avec une
élévation notable des sourcils :
— C’est un fabricant d’articles de cuir. À
l’évidence un honnête et respectable corroyeur, dur à la peine. Cependant,
Marco, il n’est que corroyeur. Moreldi mezo [46] . Tu pourrais demander audience chez des filles de sang bleu. Les Dandolo,
les Balbi, les Candiani...
— Dona Lisa, j’ai eu dans le temps une nourrice
appelée Julia qui se plaignait pareillement de mes goûts. Déjà dans ma jeunesse
j’étais contrariant, préférant un champignon savoureux à tout autre, fut-il
affublé d’un nom noble.
Cependant, je ne fondis pas sur la maison Loredano
pour enlever Donata tel un rapace happant sa proie. Je lui fis une cour aussi
patiente et respectueuse que si elle avait été du plus pur sang royal. Son
père, qui donnait l’impression d’avoir été assemblé de plusieurs de ses peaux
tannées, me reçut cordialement et n’émit aucun commentaire sur le fait que
j’étais presque aussi vieux que lui. Après tout, l’une des façons usuelles pour
une fille de classe moyenne, un « champignon du milieu », de pousser
un peu plus haut dans le monde était de faire un mariage avantageux de mai avec
décembre, en général un veuf assorti de nombreux enfants. Sous le rapport de
l’âge, je ne dépassais pas novembre et arrivai dépourvu de toute marmaille d’un
premier Ut. Maître Lorenzo tint cependant à me marmonner certaines de ces
phrases qu’adresse traditionnellement un père désargenté à un prétendant aisé,
afin de ne pas laisser croire qu’il accorde sa fille en diritto di signoria [47] :
— Je dois vous faire part de ma réticence,
messire. Une fille ne devrait pas aspirer à une position plus élevée que celle
que la vie lui a accordée. Au fardeau ordinaire de sa basse naissance, elle
risque d’ajouter une plus lourde servitude encore.
— Je suis le prétendant, messire, l’assurai-je.
Je ne puis qu’espérer que votre fille favorise mes aspirations et je vous
promets qu’elle n’aurait qu’à s’en louer.
J’apportais des fleurs ou quelque petit cadeau, et
Donata et moi allions nous asseoir ensemble, toujours sous le regard
circonspect d’un chaperon, une de ces duègnes en corset de fer dont Fiordelisa
savait s’entourer, assise à distance raisonnable pour veiller au respect de la
plus stricte honorabilité. Cela n’empêchait nullement Donata de me parler aussi
librement que Doris avait l’habitude de le faire :
— Si vous avez connu ma mère dans sa jeunesse,
messire Marco, vous savez qu’elle a débuté dans la vie comme une pauvre
orpheline. Littéralement du plus bas popolàzo. Je ne ferai donc pas
semblant de me donner de faux grands airs en son nom. Quand elle a épousé un
prospère corroyeur, propriétaire de sa boutique, elle s’est mariée au-dessus de
sa condition. Mais nul ne l’aurait jamais su si elle n’avait elle-même choisi
de ne point le celer. Jamais personne n’a émis à l’égard de ses origines
modestes le moindre commentaire durant le reste de sa vie. Elle a été pour mon
père une bonne épouse et pour moi une bonne mère.
— Je n’en doutais pas, fis-je.
— Je pense qu’elle a honoré le rang social auquel
elle avait accédé. Je vous le dis, messire Marco, afin que si vous... si vous
deviez avoir le moindre doute sur ma capacité à m’élever à mon tour, eh bien...
— Donata chérie, je n’ai jamais eu aucune
hésitation. Même alors que votre mère et moi n’étions tous deux que des
enfants, je sentais déjà ses qualités. Mais je ne dirai pas pour autant
« telle mère, telle fille ». Car même si je ne l’avais pas connue,
j’aurais immédiatement décelé les vôtres. Faut-il que, tel un trouvère au clair
de lune, je chante à présent vos grâces ? Vous êtes belle, intelligente,
enjouée...
— Surtout n’omettez pas l’honnêteté,
m’interrompit Donata. J’aimerais en effet que vous sachiez tout ce qui doit
l’être. Ma mère ne m’en a jamais touché le moindre mot, et jamais je n’aurais
osé aborder le sujet à portée d’oreille de mon bon père, mais... mais il y a
des choses qu’un enfant finit par apprendre ou au moins à suspecter sans
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