Marco Polo
un
peu cela ! avoua-t-il dans un grand éclat de rire. À condition d’envisager le jiao-gou comme une sorte de bataille. Vous voyez la bille d’ivoire
que je manie, grand frère Marco ? Elle me sert à assouplir les doigts de
la main droite. Vous devinez pourquoi ?
J’émis faiblement une suggestion :
— Pour être habile aux caresses du jiao-gou !
Cette réponse provoqua chez lui une irrépressible
hilarité. Je m’assis, me sentant passablement ridicule. Dès qu’il eut repris
son sérieux, il m’annonça en s’essuyant les yeux :
— Je suis un artiste. Si vous en rencontrez
d’autres, vous verrez qu’ils jouent toujours avec une de ces billes. Je suis un
artiste, grand frère, le Maître de la Peinture sans Contour, la technique que
nous appelons mogu [7] , en Orient. J’ai obtenu la Ceinture dorée, la plus haute distinction
artistique, et cela représente pour moi bien plus qu’un titre vide.
— Veuillez m’excuser, mais un détail m’échappe.
N’y a-t-il pas déjà, à la cour, un Maître de la Peinture sans Contour ?
— Si, répondit-il dans un sourire. Le vieux
maître Chien. Il peint en effet de jolies images. Des petites fleurs.
Tout comme mon épouse est connue pour être la Maîtresse des Perches de Bambou.
Elle n’a qu’à peindre l’ombre de cette gracieuse plante pour que vous vous la
représentiez parfaitement. Pour ma part... (il se redressa et frappa sa
poitrine de sa bille d’ivoire, avant de poursuivre fièrement)... je suis le
Maître du Feng Shui, terme qui signifie le vent et l’eau. Ce qui revient
à dire que je sais peindre ce que l’on ne peut saisir. C’est ce talent qu’ont
reconnu mes pairs et mes aînés en m’honorant de la Ceinture dorée.
— Je serais très heureux de découvrir vos œuvres,
lui confiai-je poliment.
— Hélas, j’en suis à présent réduit, pour peindre
le feng shui, à prendre sur mon temps de loisir, pour peu qu’il m’en
reste. Le khan Kubilaï ne m’a attribué le titre de ministre que pour que je
puisse m’installer au palais et y peindre tout autre chose. C’est ma
faute ! J’ai eu l’imprudence de lui révéler mon autre talent.
Je tentai une dernière fois, consciencieux, de revenir
au sujet qui m’avait conduit là.
— Vous n’avez donc rien à voir avec la guerre,
maître Chao ? Pas le moindre rapport ?
— Eh bien, à la vérité, le moins possible. Ce
maudit Arabe Ahmad supprimerait probablement mes émoluments si je ne faisais
pas semblant de remplir un tant soit peu mes fonctions... Alors, de la main
gauche, pour ainsi dire, je rédige des rapports sur les batailles des Mongols,
sur leurs pertes et leurs conquêtes. Les orlok et les sardar me
suggèrent ce que je dois écrire, et je le couche sur mes registres. Personne ne
les lit jamais, je vous rassure ! Je pourrais tout aussi bien y consigner
de la poésie. Je tiens également à jour la carte des terres que les Mongols ont
conquises, en y fixant de petits drapeaux et de fausses queues de yack ;
on peut ainsi visualiser ce qui reste à prendre.
Chao me donnait ces détails d’une voix où perçait
l’ennui, contrairement à la joyeuse ferveur qui l’animait dès qu’il évoquait le feng shui. Mais il releva la tête et m’entreprit sur un autre
sujet :
— Vous avez aussi parlé de cartes. Ça vous
intéresse ?
— Assurément, monsieur le ministre. J’ai moi-même
participé à l’élaboration de certaines.
— Rien de semblable à cela, j’imagine.
Il me conduisit dans une salle voisine, où une vaste
table, presque aussi grande que la pièce, était couverte d’un drap qui
dissimulait quelque chose.
— Regardez ! fit-il en l’ôtant prestement.
— Cazza beta !
m’exclamai-je, stupéfait.
Bien plus que devant un dessin, je me trouvais face à
une véritable œuvre d’art.
— Serait-ce là votre ouvrage, monsieur le
ministre ?
— J’aimerais pouvoir vous répondre que oui, mais
ce n’est pas le cas. C’est un artiste inconnu et mort depuis longtemps qui en est
l’auteur. Cette maquette sculptée de l’Empire céleste est censée, quelle qu’en
soit la date, remonter au règne du premier empereur de la dynastie Chin. C’est
lui qui aurait commandé la construction de ce mur qu’on appelle la Bouche, que
vous pouvez voir ici, représenté en miniature.
Je le voyais, en effet. Je distinguais Kithai tout
entière, mais aussi les terres environnantes. Cette carte était, comme
Weitere Kostenlose Bücher