Marco Polo
quelqu’un ?
— Pas exactement, mon maître. Comme vous l’avez
souligné, dans ce resplendissant palais, les esclaves font tout pour ne pas
rappeler leur condition. Comme vous l’avez deviné, j’ai eu à cœur d’avoir l’air
un peu plus respectable. Histoire, voyez-vous, de me rapprocher un peu de
l’homme élégant que j’ai été...
Je soupirai. Mais il n’avait pas son ton habituel de
fanfaronnade et de vantardise. Il ajouta simplement :
— J’ai remarqué il y a peu quelqu’un dans le
quartier des esclaves. Une femme que je crois avoir bien connue, il y a
longtemps. Mais j’ai hésité à l’approcher, n’étant pas sûr de moi.
Je ris de bon cœur.
— Hésiter ? Toi ? Tu aurais peur
qu’on te juge trop hardi ? Envers une autre esclave, par-dessus le
marché ? Mais enfin, même les cochons qui grouillent dans les déchets de
cuisine n’auraient pas peur d’approcher une esclave !
Il tressaillit légèrement, mais se redressa aussi
droit qu’il put.
— Les cochons n’ont jamais été des esclaves,
maître Marco. Quant à nous, esclaves, nous ne l’avons pas toujours été. Il y a
eu jadis entre nous, au temps où nous étions libres, des distinctions sociales.
La seule dignité dont nous puissions encore faire preuve, dans notre condition,
est justement de respecter ces défuntes distinctions. Si cette esclave est bien
celle que je crois, elle a été, autrefois, une dame de très haute naissance.
J’étais un homme libre, à l’époque, mais rien d’autre qu’un conducteur de
bestiaux. J’aimerais vous demander, maître, la faveur d’essayer de savoir qui
elle est, avant de me déclarer ; afin que je puisse le faire avec toutes
les formes qui conviennent.
L’espace d’un instant, j’eus presque honte de moi.
J’avais imploré la clémence et la compassion au sujet d’un mari trompé, maître
Chao, et, dans le même temps, j’avais ri au nez de ce pauvre diable. Avais-je
seulement le respect des classes sociales dont il faisait preuve ici ?
Étais-je spontanément capable d’un ko-tou devant qui le méritait ?
Mais je me remémorai que Narine était bel et bien un triste sire, qui, depuis
que je le connaissais, ne s’était distingué que par des actes plutôt
révoltants. Aussi crachai-je sèchement :
— N’essaie pas de jouer au noble esclave avec
moi, Narine. Tu jouis d’une vie largement meilleure que celle que tu mérites.
Cela dit, si tu attends de moi que je corrobore l’identité de quelqu’un, je le
ferai. Que dois-je demander, et au sujet de qui ?
— Pourriez-vous essayer de savoir, maître, si les
Mongols ont déjà ramené des prisonniers d’un lointain royaume d’Anatolie appelé
la Cappadoce ? Cela suffira à me préciser ce que je recherche.
— L’Anatolie. C’est au nord de la route que nous
avons suivie du Levant pour aller en Perse. Mon père et mon oncle ont dû
l’emprunter lors de leur précédent voyage. Je le leur demanderai. Ainsi, je
n’aurai pas besoin d’en parler à qui que ce soit d’autre.
— Que le sourire d’Allah vous suive
éternellement, bon maître.
Je le laissai terminer son vin, bien que Biliktu
reniflât, désapprouvant visiblement la façon dont il se prélassait en sa
présence. Je parcourus les couloirs du palais et me dirigeai vers la suite de
mon père, que je trouvai avec mon oncle, et je leur annonçai que j’avais une
question à leur poser. Mais mon père prit les devants, m’informant d’abord
qu’ils étaient eux-mêmes confrontés à des problèmes.
— Des obstacles, expliqua-t-il, se sont dressés
devant nos projets de négoce. Les musulmans se sont montrés fort réticents,
c’est le moins qu’on puisse dire, à l’idée de nous accueillir dans leur ortaq. Ils se sont arrangés pour faire traîner l’obtention de tous nos permis, à
commencer par celui de vendre la réserve de safran que nous avons constituée.
C’est l’indice évident d’un certain mépris, voire d’une jalousie active de la
part d’Ahmad, le puissant ministre des Finances.
— Deux options s’offrent donc à nous, murmura mon
oncle. Corrompre ce damné Ahmad ou faire pression sur lui. Mais comment
graisser la patte à quelqu’un qui a déjà tout ce qu’il désire ou peut aisément
se le procurer ? Comment influencer le deuxième homme le plus puissant du
royaume ?
Je songeai alors que si je leur révélais les détails
que j’avais appris sur la vie privée d’Ahmad, ils
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