Marco Polo
survivants, ils ne pouvaient
être que cousins, précisa oncle Matteo. Mais au moins l’une des filles du roi a
survécu. On dit qu’elle était très belle et qu’Abagha l’aurait volontiers prise
pour concubine, mais il lui trouva un défaut... Je ne me rappelle plus lequel.
Il la laissa donc à des marchands d’esclaves, avec les autres.
— Tu as raison, Matteo, confirma mon père. L’une
des filles du roi a survécu. Son nom était Mar-Janah.
Je les remerciai et rentrai dans ma suite. Narine,
avec son sans-gêne habituel, avait abusé de ma générosité et, considérablement
imbibé de vin, se faisait toujours mollement éventer par une Biliktu renfrognée
qui le couvait d’un air mauvais. Exaspéré, j’éclatai :
— Tu te vautres comme un seigneur, espèce de
fainéant, pendant que je cavale pour toi comme un garçon de courses ?
Il me gratifia du sourire hilare des ivrognes et,
d’une voix pâteuse, s’enquit :
— Avec un quelconque succès, maître ?
— Cette esclave que tu as cru reconnaître
pourrait-elle descendre de la dynastie seldjoukide ?
Son sourire s’éclipsa. Il se remit sur pieds d’un
bond, répandant au passage tout son vin, ce qui fit hurler de dépit Biliktu. Il
se tenait debout devant moi, frissonnant, suspendu à mes lèvres.
— Est-ce que, par hasard, ce pourrait être une
certaine princesse Mar-Janah ? poursuivis-je.
Quel que fut son degré d’ébriété, il dégrisa en un
instant. En même temps, ce qui ne lui était jamais arrivé, il resta le verbe
court, comme frappé de mutisme. Il se tenait debout pantelant, les yeux plantés
sur moi, aussi largement ouverts que sa narine.
— C’est ce que j’ai cru pouvoir déduire des
témoignages de mon père et de mon oncle, déclarai-je.
Il demeurait pétrifié, comme frappé de stupidité, et
j’ajoutai brusquement :
— Apparemment, c’est bien l’identité que tu
voulais voir confirmer ?
Il chuchota, si bas que je l’entendis à peine :
— Je ne sais pas vraiment... si je le voulais, ou
bien... si je le redoutais, au contraire...
Là-dessus, sans même un ko-tou, un salââm ou
un simple murmure de remerciement pour mes peines, il tourna les talons et,
très lentement, tel un vieil homme courbé sous le poids des ans, il sortit d’un
pas traînant en direction de son local.
J’évacuai la question de mon esprit et me mis au lit
en compagnie de Buyantu, Biliktu étant depuis plusieurs nuits inapte à ce
service.
9
Je résidais déjà depuis un temps respectable au
palais, quand j’eus enfin l’opportunité de rencontrer le courtisan qui, de
tous, me fascinait le plus : le Maître Artificier de la cour, responsable
des « fiers rameaux aux fleurs éclatantes ». On m’avait expliqué
qu’il parcourait le pays pour organiser ses spectacles pyrotechniques dès
qu’une ville avait une fête à célébrer. Pourtant, un jour d’hiver, le prince
Chingkim vint m’annoncer que le Maître Artificier Shi avait regagné ses
quartiers au palais pour préparer la principale fête annuelle de Khanbalik, le
Nouvel An, alors imminente. Maître Shi me conviait à lui rendre visite. Il
disposait d’une demeure entière à lui seul, qui servait à la fois de résidence
et d’atelier. Située assez loin des autres bâtiments – eu égard à la sécurité
du palais, disait Chingkim –, elle se tenait de l’autre côté de ce qu’on
appelait désormais la colline de Kara.
Le Maître Artificier était penché sur une table de
travail fort encombrée lorsque nous entrâmes. À la barbe qu’il portait, je le
pris dans un premier temps pour un Arabe, mais, dès qu’il se retourna pour nous
saluer, je fus d’avis qu’il devait être Juif, et ses traits me parurent
familiers. Ses yeux couleur de mûre me regardaient avec une hauteur amusée, le
long d’un nez en forme de cimeterre. Ses cheveux et sa barbe ressemblaient à
une moisissure bouclée, grise tirant légèrement sur le rouge.
Chingkim annonça en mongol :
— Maître Shi Ix-me, j’aimerais que vous fassiez
la connaissance de l’un des hôtes d’honneur de ce palais.
— Marco Polo, fit le Maître Artificier.
— Ah, sa visite vous a été annoncée...
— J’ai entendu parler de lui.
— Marco porte un intérêt tout particulier à votre
travail, et mon royal père aimerait que vous lui en touchiez deux mots.
— J’essaierai de lui donner satisfaction, mon
prince.
Lorsque Chingkim eut tourné les talons,
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