Marco Polo
il y eut un
bref silence, durant lequel nous nous dévisageâmes. Il prit enfin la parole
pour me demander :
— Pourquoi êtes-vous intéressé par les fiers
rameaux, Marco Polo ?
— Parce qu’ils sont beaux, répondis-je.
— La beauté du danger. C’est cela qui vous
attire ?
— Je n’ai pas changé, vous le savez bien...,
avançai-je, et j’attendis sa réaction.
— Mais il y a aussi du danger dans la beauté.
Cela ne vous rebute pas ?
— Ah..., coassai-je. Je suppose qu’à présent vous
allez m’affirmer que vous ne vous appelez pas Mordecai ?
— Je n’allais rien vous dire du tout, si ce n’est
au sujet des jolis mais dangereux feux d’artifice dont je m’occupe. Que
souhaitez-vous savoir, Marco Polo ?
— Comment avez-vous obtenu le nom de Shi Ix-me ?
— Cela n’a aucun rapport avec mon travail... Mais
bon ! (Il haussa les épaules.) Lorsque les Juifs sont arrivés ici, on leur
a donné sept noms han à se répartir. Shi est l’un d’eux. Mon nom originel est
Samuel ibn Isaac.
— Quand êtes-vous arrivé à Kithai ?
insistai-je, convaincu qu’il m’y avait précédé de peu.
— J’y suis né, dans la cité de Kaifeng, où mes
ancêtres s’étaient installés il y a plusieurs siècles.
— Je n’en crois rien.
Il grogna, comme Mordecai l’avait si souvent fait
suite à mes commentaires.
— Relisez l’Ancien Testament de votre Bible.
Chapitre quarante-neuf du Livre d’Isaïe, l’endroit où le prophète prévoit un
rassemblement universel des Juifs. « Les voici, ils viennent de loin, les
uns du septentrion et de l’occident, les autres du pays de Sinim. » Cette
terre de Kithai où nous sommes continue d’être appelée en hébreu Sina. C’est
la preuve qu’il y avait déjà bien ici des Hébreux au temps d’Isaïe, et cela
remonte à mille huit cents ans !
— Que sont-ils venus faire ?
— Peut-être qu’ils n’étaient pas les bienvenus
ailleurs, fit-il remarquer, acide. À moins qu’ils n’aient considéré les Han
comme l’une de leurs tribus perdues, qui aurait erré jusque-là depuis Israël.
— Allons, allons, maître Shi. Les Han mangent du
porc depuis toujours !
Il haussa de nouveau les épaules.
— Ils ont néanmoins de nombreux points communs
avec les Juifs. Ils tuent leurs animaux avec un cérémonial presque kasher, sauf
qu’ils ne retirent pas les tendons qui les rendent tareph [11] . Leurs coutumes vestimentaires sont encore plus strictes que celles des
Juifs : jamais ils ne portent de vêtements tissés de la moindre fibre
d’origine animale.
Je maintins néanmoins, obstiné :
— Les Han ne peuvent pas avoir été l’une des
tribus perdues. Ils n’ont aucune ressemblance physique avec les Juifs.
Après un petit rire, maître Shi répliqua :
— Et pourtant, il y en a beaucoup, à présent. Ne
vous fiez pas à mon apparence : elle est due au fait que les Shi ne se
sont guère mêlés aux peuples locaux par mariages exogames. Mais la majeure
partie des autres noms l’ont fait, et croyez-moi, Kithai est pleine de Juifs à
la peau ivoirine et aux yeux bridés. Pour les hommes, seule la circoncision
permet de les reconnaître.
Il rit de nouveau, puis reprit plus sérieusement :
— Où qu’il se rende, un Juif continuera
d’observer la religion de ses pères. Il se tournera vers Jérusalem pour prier.
Et où qu’il aille, il entretiendra le souvenir des vieilles légendes juives...
— Comme celle des Lamed-Vav, l’interrompis-je.
Ou celle des Tsaddikim.
— Et où qu’il aille, il partagera avec les autres
Juifs ce qu’il se rappelle des temps anciens et les connaissances qu’il a
glanées au cours de sa vie.
— Voilà comment
vous m’avez connu ! Par le bouche-à-oreille. Depuis que Mordecai s’est
évadé du Volcan...
Comme si je ne l’avais jamais coupé, il poursuivit,
imperturbable :
— Heureusement, les Mongols ne pratiquent aucune
discrimination envers les peuples minoritaires. C’est pourquoi, bien que Juif,
je peux remplir les fonctions de Maître Artificier du khan Kubilaï. Il respecte
mes talents artistiques et ne s’offusque pas de ce que je suis porteur de l’un
des sept noms.
— Vous devez en être très fier, maître Shi.
J’aimerais savoir comment vous avez été conduit à embrasser cette profession
extraordinaire et comment vous avez œuvré pour si bien réussir. J’ai toujours
eu tendance à envisager les Juifs plus comme des prêteurs
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