Marco Polo
pourraient trouver le moyen
de le faire chanter. À la réflexion, je préférai me taire. Mon père aurait
d’ailleurs, par principe, refusé d’utiliser de telles méthodes et interdit à
mon oncle d’y céder. Je sentais aussi confusément que ce savoir acquis par ouï-dire
pouvait être une donnée plutôt dangereuse pour moi et ne voulais pas qu’ils en
fussent les victimes à leur tour. Je ne me permis donc qu’une suggestion :
— Ne pourrait-on utiliser, comme on dit, le
diable qui a tenté Lucifer ?
— Une femme ? grogna oncle Matteo. J’en
doute. Déjà, le mystère plane concernant les goûts d’Ahmad. On ne sait trop
s’il préfère les femmes, les hommes, les enfants, les brebis ou pire encore.
Dans tous les cas, il pourrait se servir dans l’empire tout entier, à
l’exception des premiers choix du khakhan.
— Bien, décréta mon père. S’il a vraiment tout ce
qu’il est possible de désirer, un vieux proverbe peut trouver à s’appliquer.
« Ne demande de faveurs qu’à un homme rassasié. » Cessons d’ergoter
avec les insignifiants sous-fifres de l’ortaq. Allons tout droit à la
rencontre d’Ahmad et jouons franc-jeu avec lui. Que peut-il faire ?
— Pour le peu que je sache de lui, grommela oncle
Matteo, cet homme est capable de rire au nez d’un lépreux !
Mon père haussa les épaules.
— Il essaiera peut-être de tergiverser, mais il
finira par céder. Il sait notre proximité avec le khakhan.
J’émis alors une proposition :
— Je me ferai un plaisir, si vous le souhaitez,
d’en toucher un mot au khakhan, à l’occasion de notre prochaine entrevue.
— Non, Marco, ne va pas te mêler de tout ceci. Je
ne souhaite pas que tu compromettes ta position pour arranger nos affaires.
Plus tard, peut-être, lorsque tu bénéficieras de sa confiance totale et que
nous aurons vraiment besoin que tu interviennes. Pour l’instant, Matteo et moi
allons faire face. Tu avais, m’as-tu dit, une question à nous poser ?
— Oui... Vous êtes déjà venus ici et en êtes
repartis par la route qui mène à Constantinople. Vous avez dû passer par les
terres d’Anatolie. Vous souvenez-vous avoir traversé la Cappadoce ?
— Pour sûr, confirma mon père. La Cappadoce est
un royaume des Turcs seldjoukides. Nous avons fait halte dans leur capitale,
Erzincan, au retour. La ville est située au nord de Suvediye, où tu es allé,
Marco, bien qu’à une certaine distance de là.
— Ces Turcs ont-ils été en guerre contre les
Mongols ?
— Pas à l’époque, répondit oncle Matteo. Pas
encore, pour autant que je me souvienne. Mais il y a eu dans la région quelques
échauffourées impliquant des Mongols, dans la mesure où la Cappadoce jouxte le
royaume persan de l’ilkhan Abagha. Ces troubles ont eu lieu alors même que nous
traversions cette zone, du reste. C’était il y a quoi, Nico... huit, neuf
ans ?
— Qu’est-il arrivé ? interrogeai-je. Ce fut
mon père qui reprit la parole.
— Le roi seldjoukide, Kilij, avait un Premier
ministre fort ambitieux. ...
— Comme Kubilaï avec le wali Ahmad, lâcha
oncle Matteo, tenace.
— Ce ministre intrigua avec l’ilkhan Abagha en
lui promettant de faire des Cappadociens des vassaux des Mongols, si Abagha
voulait bien l’aider à déposer le roi. C’est ce qui arriva.
— Comment cela se passa-t-il ? m’enquis-je.
— Le roi et toute sa famille furent assassinés
dans leur palais d’Erzincan, expliqua mon oncle. Les gens savaient que c’était
l’œuvre du Premier ministre, mais nul n’osa le dénoncer de peur qu’Abagha,
tirant parti de ces dissensions internes, ne lance ses Mongols sur le pays pour
le mettre à sac.
Mon père conclut :
— Le ministre félon décerna la couronne à son
fils, qu’il nomma roi tout en occupant lui-même le poste de régent, et livra ce
qui restait de la famille royale à Abagha afin qu’il en dispose à sa guise.
— Je vois, murmurai-je. Aussi sont-ils
probablement tous dispersés, à l’heure actuelle, aux quatre coins du khanat
mongol. Sais-tu, père, si par hasard il y avait des femmes, parmi ces
gens ?
— Les survivants étaient tous des femmes.
Le Premier ministre avait le sens pratique. Il avait fait exécuter tous les
descendants mâles du roi, afin qu’il n’y ait plus de prétendants légitimes au
trône qu’il avait confisqué au profit de son fils. Les filles, au fond, lui
importaient peu.
— S’il y a eu des
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