Marco Polo
m’ignoraient ; je n’étais que l’un des
nombreux employés des étables, qu’ils auraient l’occasion de rencontrer en
commandant un attelage ou une monture. Pourtant, moi, je la vis. Et alors,
comme je le fais aujourd’hui, je me mis à la vénérer stupidement à distance.
Rien de tout cela n’aurait jamais dû se savoir, naturellement. Mais Allah en
avait ainsi décidé : nous tombâmes elle et moi aux mains de bandits arabes
et...
— Oh, non, Narine ! plaidai-je, catastrophé.
Tu ne vas pas recommencer avec tes exploits héroïques... J’ai eu mon compte de
rire pour aujourd’hui.
— Rassurez-vous, maître, je ne m’étendrai pas sur
l’épisode de l’enlèvement. Qu’il vous suffise de savoir qu’à cette occasion la
princesse me remarqua et que, dès lors, elle me considéra avec des sentiments
mêlés. Une fois rentrés à Erzincan, après avoir échappé aux mains des Arabes,
son père m’octroya dans sa suite une position largement supérieure, promotion
qui, hélas, me conduisit à m’éloigner durablement du palais.
— Ça, murmurai-je, je le crois volontiers.
— Et le malheur voulut que je retombe entre les
mains de maraudeurs, des chasseurs d’esclaves kurdes, cette fois. Emmené au
loin, je ne revis jamais la Cappadoce ni sa princesse. Je gardai l’oreille
attentive à toute information la concernant et jamais je n’entendis parler de
son mariage, ce qui me préserva au fond du cœur un mince filet d’espoir. Alors
me parvint la nouvelle du massacre de la famille royale, et je la crus morte
comme tous les autres. Qui sait ? Si j’avais été présent au palais au
moment où cet épouvantable événement s’est produit, peut-être aurais-je pu...
— S’il te plaît, Narine.
— Oui, maître. Enfin, si Mar-Janah n’était plus
de ce monde, ma vie à moi ne valait plus rien. Peu importait ce que je
deviendrais. J’étais un esclave, c’est-à-dire la plus abjecte, la plus indigne
forme de vie, aussi résolus-je de l’être totalement. Je me mis à endurer
toutes les humiliations possibles sans y accorder d’importance. J’entrepris
même de m’humilier moi-même. Je me vautrai sciemment dans la débauche. Ayant
perdu le meilleur, je serais désormais le pire qu’on puisse imaginer. Je devins
un pauvre hère, un minable, aussi dégradé que méprisable. Peu importe que je
perde au passage ma beauté, mon respect de moi-même et celui des autres hommes.
Même la perte de ma virilité ne m’eût pas affecté, mais, grâce à je ne sais
quel hasard, aucun de mes maîtres ne tint à faire de moi un eunuque. J’étais
toujours un homme, mais privé de tout espoir d’amour, et je m’abandonnai au
stupre. Je profitai de tout ce qui était accessible à un esclave, et, pauvre de
moi, il n’y eut souvent que de bien viles créatures. J’en étais là quand vous
m’avez trouvé, maître Marco, et ainsi ai-je continué d’être jusqu’ici.
— C’est-à-dire jusqu’à présent, précisai-je. Laisse-moi
finir à ta place, Narine. Cet amour perdu depuis si longtemps a régénéré ta
vie. Maintenant, c’est sûr, tu vas changer.
Sa réponse me surprit.
— Non, non, mon maître. C’est une phrase éculée,
que trop d’hommes ont déjà prononcée. Il faudrait être fou pour le croire, et
mon maître ne l’est pas. Je vous avouerai simplement que j’aimerais redevenir
ce que j’ai été. Ce que j’ai été avant de devenir... ce Narine-là.
Je lui jetai un long regard et mûris ma réponse.
— Il faudrait être un maître bien ingrat pour te
refuser cette chance, et je ne le suis pas. Et puis, pourquoi te le cacher, je
ne serais pas fâché de découvrir ce que tu as bien pu être, avant.
J’étais aussi assez curieux de voir le genre de
traînée pouilleuse qui lui avait ainsi brûlé le cœur. C’était pour sûr une
pitoyable souillon, après les huit ou neuf ans qu’elle avait passés comme
esclave parmi les Mongols, quelle qu’ait pu être sa noblesse initiale.
— Très bien. Tu veux que j’aille instruire cette
Mar-Janah que le défunt héros de son cœur est toujours de ce monde. J’irai donc
jusque-là. Comment suis-je censé m’y prendre ?
— Je vais simplement faire circuler l’information
dans le quartier des esclaves que maître Marco désire lui parler. Et si, alors,
il se trouvait que, par l’effet de votre généreuse compassion, vous puissiez
lui dire...
— Je ne vais certainement pas mentir pour
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