Marco Polo
d’une personne dont l’insolvabilité l’empêchait de marcher tête
haute, comme disent les Han.
Tandis que tombait la nuit sur le dernier jour de la
vieille année et que s’annonçait l’aube du premier jour de la Première Lune,
débutait une longue nuit de feux d’artifices d’une fabuleuse variété, tirés par
maître Shi, accompagnés de parades, de danses de rue et du vacarme des
carillons, gongs et trompettes. Quand l’aurore de la nouvelle année se levait,
ces interminables festivités se trouvaient tempérées de l’unique période de
jeûne partiel qui pouvait rappeler notre carême, seule journée de l’année où il
est interdit de consommer de la viande. Les cinq jours suivants, on ne devait
absolument rien jeter. Le plus petit aide-cuisinier qui aurait pris le risque
de se débarrasser d’eaux usées aurait engagé la bonne fortune de toute la
maisonnée pour le reste de l’année ! Hormis ces deux manifestations
d’austérité, on festoyait jusqu’au quinzième jour de la Première Lune. Les gens
fixaient à leurs murs des images neuves de leurs dieux ancestraux, collant
amoureusement les nouvelles sur celles, plus ou moins passées, qui avaient orné
leurs murs et leurs portes l’année précédente. Toutes les familles qui
pouvaient se le permettre payaient un scribe chargé de leur composer un
« couplet de printemps » assez bien tourné pour être accroché quelque
part. Les rues grouillaient d’acrobates, d’acteurs masqués, de funambules
montés sur des échasses, de conteurs, de lutteurs, de jongleurs et autres
danseurs de cerceaux, de cracheurs de feu, d’astrologues, de diseurs de bonne
aventure et de pourvoyeurs de toute denrée buvable ou comestible. Sans oublier
les spectaculaires « lions dansants », que deux hommes très agiles,
enfermés dans des costumes de plâtre doré habillé de tissu rouge, animaient de
contorsions incroyables.
Dans l’enceinte de leurs temples, des prêtres han de
toutes religions présidaient à des cérémonies aussi peu religieuses que
possible, puisqu’il s’agissait de jeux de hasard et de paris publics. Ces
distractions étaient très prisées – des créanciers venus risquer leurs gains,
pensais-je, ou des débiteurs qui tentent d’éponger leurs dettes. La plupart des
joueurs, complètement ivres, engageaient de fortes sommes de la façon la plus
inepte, contribuant sans doute ainsi, pour une large part, à l’entretien des
temples et des prêtres pour l’année à venir. L’un de ces jeux était le
traditionnel lancer de dés. Un autre, le mah-jong, se pratiquait à
l’aide de petites tuiles en os, tandis qu’un troisième utilisait de petites
cartes de papier rigide appelées zhi-pai.
Intrigué moi-même par la complexité des zhi-pai, je
me mis plus tard en tête d’apprendre tous les jeux qu’elles permettaient. Car
avec soixante-dix-huit cartes divisées en quatre catégories – cœur, cloche,
feuille et gland – subdivisées elles-mêmes en cartes à points et en cartes
habillées, il existe une infinité de passe-temps qui permettent de miser de
l’argent. Mais ayant rapporté à Venise un jeu de ces cartes qui, admirées et
copiées, ont été baptisées tarocchi, je ne m’étendrai pas davantage sur
les zhi-pai.
Ces semaines de célébrations s’achevaient avec la fête
des Lanternes, le quinzième jour de la Première Lune. En plus de tout ce qui
courait déjà de par les rues, chaque famille rivalisait cette nuit-là pour
s’éclairer de la lanterne la plus magnifique. Elles paradaient en montrant
leurs créations qui, confectionnées en papier de soie, en corne translucide ou
en verre de mica, affectaient les formes les plus variées : boules, cubes,
éventails, temples miniatures, toutes illuminées de l’intérieur par des
chandelles et des lampes à mèche.
Aux environs de minuit, on libérait dans les rues un
dragon fantastique. Long de plus de quarante pas, il était fait de soie, et ses
côtes étaient composées d’une armature de bambou sur laquelle étaient fixées
des chandelles. Il était actionné par une cinquantaine d’hommes, dont seuls les
pieds étaient visibles et dont les chaussures évoquaient de gigantesques
griffes. Sa tête de plâtre et de bois, dorée et décorée d’émaux, arborait de
flamboyants yeux bleu et or, et était hérissée de cornes d’argent. Une barbe
verte tressée de fibres de soie flottait sous son menton, et une énorme langue
de velours
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