Marco Polo
toi,
Narine. Je te promets seulement d’éluder les plus déplaisantes vérités, si tant
est que j’y parvienne.
— C’est ce que je pouvais espérer de mieux. Qu’Allah
bénisse à tout jamais...
— Maintenant, j’ai d’autres choses à penser.
Arrange-toi pour qu’elle ne surgisse pas ici avant que les festivités du Nouvel
An se soient écoulées.
Dès qu’il fut parti, je m’assis pour examiner le huo-yao que j’avais apporté. Je le caressai du bout des doigts, secouai l’un des
paniers pour observer la façon dont les grains blancs de salpêtre se séparaient
des parcelles noires de charbon et du soufre jaune, avant de disparaître de ma
vue. Ce jour-là, ainsi que beaucoup d’autres par la suite, de nouveaux
événements ayant pris le pas sur mon quotidien, je n’allai pas plus loin dans
mon étude de cette poudre inflammable.
Le soir, lorsque j’allai au lit, ayant constaté que
seule Buyantu me rejoignait, je grommelai :
— Mais de quelle indisposition souffre donc
Biliktu ? Je l’ai encore vue il y a une heure dans cette chambre, elle
semblait en parfaite santé. Et cela va faire bientôt un mois qu’elle ne vient
plus se coucher ici, pas plus avec moi qu’en notre compagnie à tous deux. Me
fuirait-elle ? Lui ai-je déplu en quelque façon ?
Buyantu se contenta de me provoquer gentiment :
— Pourquoi, elle te manque ? Je ne te suffis
pas ? Après tout, nous sommes jumelles, ma sœur et moi. Prends-moi dans
tes bras, pour voir ! (Et elle s’y coula.) Voilà... Tu ne vas pas te
languir de ce que tu tiens contre toi ? Si tu veux, je t’autorise à me
prendre pour Biliktu, et je te mets au défi de me dire ce qui me différencie
d’elle !
Elle avait raison. Lorsque, dans l’obscurité, je
m’imaginai que j’avais affaire à sa sœur, j’en fus vite convaincu tant elles se
ressemblaient. J’aurais eu bien mauvaise grâce à m’en proclamer frustré.
10
À Venise, on fait peu de cas de l’arrivée du Nouvel
An. C’est simplement le premier jour du mois de mars, qui débute la nouvelle
année du calendrier, et l’on n’y trouve rien à célébrer, à moins qu’il ne
coïncide avec le jour du carnaval. À Kithai, au contraire, le Nouvel An était
un événement extraordinaire, que l’on se devait de fêter en toute dignité. On
en profitait pour se lancer dans un mois complet de festivités, à cheval sur la
fin de l’année et le début de la suivante. Comme certaines de nos fêtes
chrétiennes dont la date est variable, tout le calendrier de Kithai dépendait
de la lune, aussi le premier jour de la Première Lune pouvait-il tomber à
n’importe quelle date, entre mi-janvier et mi-février. Les célébrations
débutaient durant la septième nuit de la Douzième Lune de l’année finissante,
lorsque les familles, assemblées autour d’une table partageaient gaiement le
gâteau aux huit trésors et échangeaient des cadeaux avec proches et voisins.
À compter de cet instant, aucun jour, aucune nuit ne
passait sans qu’il y eût quelque rite à observer. Le trente-troisième jour de
la Douzième Lune, par exemple, on souhaitait à grands cris « bon
voyage » au dieu de la cuisine Nagatai, en partance pour le voyage au ciel
au cours duquel il ferait son rapport sur la maisonnée dont il était le
surveillant. Comme il n’était pas censé en revenir avant le premier jour du
Nouvel An, tous profitaient de son absence pour se plonger dans une fête
libertine copieusement arrosée, animée de paris et d’excès auxquels ils
auraient eu honte de se livrer sous le regard scrutateur de Nagatai.
La dernière journée de l’année, qui marquait la limite
pour le remboursement des dettes, au terme de laquelle tous les comptes
devaient être soldés, était sans doute la plus folle. Toutes les rues menant
aux monts-de-piété étaient encombrées de ceux qui allaient déposer en gage,
pour quelques tsien, leurs objets de valeur, leurs meubles et jusqu’aux
vêtements qu’ils portaient. Les autres rues étaient pleines de créanciers
vociférants lancés à la recherche de leurs débiteurs, et de ces débiteurs qui
cherchaient désespérément soit à les régler, soit à les éviter. Tout le monde
semblait ainsi en quête de quelque chose, et chacun était la proie d’un
prédateur. Tout cela n’allait pas, bien sûr, sans insultes sonores et horions
échangés. Cela pouvait même se résoudre, comme me l’avait exposé Narine, par
l’immolation
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