Marco Polo
ne souhaite pas vous encombrer de mon inutile présence.
Mais, tandis que vous travaillerez, pourriez-vous laisser à ma disposition
quelques jarres de ce huo-yao, afin que j’envisage les moyens de...
— Bevakashà !
Mais enfin, ce n’est pas un jeu !
— Je vous promets que je ferai attention, maître
Shi. Jamais je ne mettrai le feu à plus d’une pincée de poudre. Je ne ferai
qu’en étudier les propriétés et essaierai de trouver une solution à ce problème
de décantation...
— Khakma ! Comme
si, déjà avant moi, aucun Maître Artificier n’avait passé sa vie entière à
cela, depuis qu’a été inventée cette poudre explosive ! Et vous qui
n’aviez encore jamais eu connaissance de cette matière tenez absolument à me
faire endosser le rôle de l’archer Yi !
— C’est exactement ce qu’aurait pu vous rétorquer
jadis le Maître Artificier de Kaifeng ! insinuai-je.
Après un silence, j’ajoutai :
— Et l’esprit curieux que vous êtes, simple
rejeton d’un poissonnier ambulant, n’aurait jamais pu, s’il en avait été ainsi,
apporter une nouvelle dimension à cet art.
Un nouveau silence s’étira, plus long. Puis maître Shi
soupira et déclara, s’adressant d’évidence à sa déité :
— Seigneur, je suis engagé par un serment.
J’espère que vous m’en êtes témoin. Ce Marco Polo a dû, par le passé, effectuer
une bonne action, et le proverbe, dans ce cas, veut qu’une mitzvah [12] en mérite une autre.
Il tira de sous sa table de travail deux paniers
d’osier étroitement tissés et me les jeta dans les bras.
— Voilà, estimable fou. Dans chacun, il y a
cinquante liang de huo-yao. Faites-en ce que bon vous semblera,
et je vous souhaite longue vie. J’espère seulement que, la prochaine fois que
l’on parlera de Marco Polo, ce ne sera pas pour évoquer sa disparition
explosive de ce bas monde !
Je rapportai les deux paniers dans mes appartements et
entrepris de me plonger sans délai dans mes recherches en alchimie. Mais Narine
m’attendait, aussi lui demandai-je s’il m’avait rapporté quelque information.
— Oui, mon maître. Petite, mais précieuse. Juste
une anecdote salace sur l’Astrologue de la Cour, si cela vous intéresse. Il
semble que cet eunuque, puisque tel est le cas, ait mis depuis un demi-siècle
ses parties viriles à macérer dans du vinaigre, à l’intérieur d’une jarre qu’il
conserve près de son lit. Il a l’intention de se faire enterrer avec elles,
afin d’entrer au complet dans l’au-delà.
— Rien d’autre ? fis-je brièvement, pressé
de m’atteler à la tâche.
— Sinon, on ne parle que de la préparation du Nouvel
An. Toutes les cours sont parsemées de paille sèche afin que les mauvais
esprits soient terrifiés par le craquement des pas, s’ils venaient à rôder par
ici. Les femmes han font cuire le gâteau aux huit trésors, plaisir traditionnel
de cette période de congé, tandis que les hommes s’affairent à la fabrication
des nombreuses lanternes qui éclaireront les festivités et que les enfants
confectionnent de petits moulins à vent en papier. J’ai entendu dire que
certaines familles consacraient la totalité de leurs économies de l’année à ces
seules cérémonies. Mais cette griserie passionnée n’est pas universelle ;
bon nombre de Han se suicident.
— Pourquoi, grands dieux ?
— Il est dans leurs coutumes de solder, à cette
époque de l’année, toutes leurs dettes. Les créanciers vont donc
immanquablement venir frapper à leur porte. Aussi, pour sauver la face et
s’épargner la honte qui frappe tout mauvais payeur, les gens insolvables
préfèrent-ils se pendre. Les Mongols, pour leur part, beaucoup moins préoccupés
par de telles questions d’honneur, s’amusent simplement à barbouiller de
mélasse le visage de leurs dieux de la cuisine.
— Quoi ?
— Ils ont la vague crainte que l’idole qu’ils
conservent au-dessus du foyer de leur cheminée, le dieu domestique Nagatai, ne
remonte au ciel pour aller raconter au dieu Tengri leur comportement de l’année
écoulée. D’où cette pittoresque pratique qui consiste à étaler sur les lèvres
de la statue de la mélasse afin de les sceller, dans l’espoir qu’aucun cancan
dévastateur ne pourra en sortir.
— Pittoresque, pour le moins ! admis-je.
Biliktu entra alors dans la pièce et me prit les deux
paniers. Je lui indiquai de les poser sur la table.
— Autre chose,
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