Marco Polo
rouge pendait de sa gueule effrayante. La tête était si grosse et si
lourde qu’il fallait quatre hommes pour la transporter, la projeter en
direction des spectateurs des rues tout en actionnant ses mâchoires. Le dragon
tout entier se pavanait et caracolait, ondulant et effectuant de fort réalistes
mouvements, tout en descendant une rue avant d’en remonter une autre. Lorsque
le dernier fêtard avait fini par rejoindre son lit ou s’était écroulé au sol
ivre mort, quitte à passer la nuit dehors, le dragon, épuisé, regagnait à son
tour sa tanière, et la nouvelle année était alors officiellement entamée.
Les habitants de Khanbalik avaient ainsi été libérés
durant un bon mois de leurs tâches quotidiennes. Mais le travail des officiers
publics, tout comme celui des agriculteurs, par exemple, n’allait pas
s’interrompre lors de chaque période festive décrétée par le calendrier. Les
courtisans et les ministres du gouvernement ne se permettaient donc que de
brèves sorties pour assister à des réjouissances populaires, poursuivant le
reste du temps leurs fonctions ordinaires. Je ne changeai donc rien à mes
entretiens avec eux et me rendais chaque semaine à mon audience auprès du khan
Kubilaï, afin qu’il puisse juger des progrès de mes recherches. À chacune de
mes visites, je m’efforçai de l’impressionner, de le surprendre par les
informations que j’avais collectées. Parfois, bien sûr, je n’avais rien
d’extraordinaire à lui conter et me contentais d’anecdotes :
— Saviez-vous, Sire, que l’Astrologue de la Cour,
qui est un eunuque, conserve l’équipement dont il a été privé dans une
jarre ?
À quoi il répliqua, avec sa rudesse coutumière :
— Oui. La rumeur court même que, pour faire ses
prédictions, ce vieux fou, plutôt que de consulter les étoiles, préfère s’en
référer à ses petits légumes macérés dans le vinaigre.
La plupart du temps, cependant, il évoquait des sujets
plus sérieux. Lors de l’une de nos entrevues, quelque temps après les fêtes du
Nouvel An, alors que je venais de passer toute la semaine à m’entretenir avec
les responsables des huit juridictions du Cheng, je me sentis assez sûr de moi
pour aborder de front, en compagnie du khakhan, les lois et les statuts qui
régissaient son vaste domaine. La forme de cette conversation fut aussi
intéressante que le thème abordé, car nous eûmes cette discussion à l’extérieur
et dans d’assez singulières circonstances.
L’Architecte de la Cour, aidé de ses esclaves et de
ses éléphants, avait eu le temps d’achever l’édification de la colline de Kara.
On l’avait couverte d’un gazon tendre, après quoi le Maître des Jardins et ses
hommes avaient garni sa pelouse de fleurs, d’arbustes et de buissons. Ceux-ci
n’avaient pas encore eu le temps de pousser, et la colline était de ce fait
encore nue. Cependant, la plupart de ses aménagements architecturaux, achevés
dans le plus pur style han, lui conféraient déjà un certain cachet. Ce jour-là,
le khakhan et le prince Chingkim, désireux d’inspecter l’avancement des
derniers travaux, m’avaient convié à les accompagner. Le dernier ornement de la
colline était un pavillon tout en courbes d’une dizaine de pas de diamètre,
bâti sans la moindre ligne droite, dont les toits s’inclinaient sur des piliers
convolutés qui soutenaient des balustrades finement ajourées. Une terrasse
garnie de tuiles l’encerclait. Cette galerie, aussi large que le pavillon
proprement dit, était bordée d’un mur haut comme deux fois la taille d’un
homme, entièrement recouvert sur ses deux faces d’une mosaïque de pierres
précieuses, d’émaux, de dorures, de jade et de porcelaine.
Le pavillon avait largement de quoi impressionner,
mais l’une de ses caractéristiques n’était perceptible qu’à l’oreille. J’ignore
si ce détail avait été imaginé par l’Architecte de la Cour ou s’il était
fortuit, mais deux personnes qui circulaient derrière le mur de cette galerie
circulaire, quelle que soit leur distance, pouvaient parler et s’entendre
parfaitement en n’émettant qu’un murmure. Cet édifice fut plus tard baptisé le
Pavillon de l’Écho. Je crois bien que le khakhan, le prince et moi fumes les
tout premiers à nous amuser de cette étrange propriété. Nous nous plaçâmes en
trois points équidistants de la circonférence, à près de trente mètres les uns
des autres, sans nous
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