Marco Polo
que vous pourriez les fidéliser et vous assurer une affection durable de
leur part en étant moins sévère dans votre façon de les traiter ?
— Sois plus précis. Qu’entends-tu exactement par
« moins sévère » ? s’enquit-il, coupant.
— Voyez ce qui se fait dans ma république de
Venise natale, Sire. Elle s’est inspirée du modèle de Rome ou de la Grèce. Dans
une république, tout citoyen dispose d’une certaine liberté individuelle afin
d’être en mesure de bâtir sa propre destinée. Il y a des esclaves à Venise,
c’est vrai, ainsi que différentes classes sociales. Mais, en théorie, un brave
homme peut toujours espérer s’élever dans la hiérarchie. Il peut, grâce à ses
efforts, passer de la misère à l’aisance, voire à l’opulence.
Chingkim demanda de sa voix tranquille :
— Cela arrive-t-il si souvent, à Venise ?
— Dame, j’ai bien en mémoire le cas d’une ou deux
personnes qui, tirant parti d’une apparence avantageuse, ont pu contracter un
mariage supérieur à leur condition d’origine.
— C’est ce que tu appelles « être un brave
homme » ? Ici, on parlerait tout juste de concubinage.
— C’est que là, sur le moment, je ne parviens pas
à me remémorer d’autres cas similaires. Cependant...
— Et à Rome ? Et dans la Grèce
antique ? interrogea Kubilaï. De tels exemples existent-ils ? Vos
histoires, en Occident, en ont-elles enregistré de pareils ?
— Sire, honnêtement, je ne saurais vous le dire,
n’étant pas un historien patenté.
Chingkim reprit la parole :
— Penses-tu vraiment que cela puisse se produire,
Marco ? Que tous les hommes, pour peu qu’on leur en laisse la latitude,
parviennent à devenir égaux, dans la liberté comme dans la richesse ?
— Pourquoi pas, mon prince ? C’est du moins
ce que croient certains de nos philosophes les plus éclairés.
— Du moment que cela ne lui coûte rien, un homme
est prêt à tout croire, argua Kubilaï. C’est un autre proverbe des Han.
Vois-tu, Marco, je sais ce qui arrive dès qu’on laisse trop de liberté aux
gens. Et cette connaissance, je ne la tiens pas de lectures historiques. J’en
ai fait l’expérience avec mon propre peuple.
Un long silence s’écoula. C’est finalement Chingkim
qui le rompit, d’un ton amusé :
— On dirait que ça t’a coupé la chique,
Marco ? C’est pourtant vrai, tu sais. J’ai vu mon royal père utiliser en
une occasion cette tactique, dans le but de s’emparer de l’une des provinces du
To-Bhot. Celle-ci avait résisté à nos attaques frontales. Aussi, le khakhan
s’était décidé à leur faire ce genre d’annonce : « Vous êtes libérés
de la tutelle de vos anciens tyrans et oppresseurs. En tant que dirigeant
libéral, je vous autorise à prendre en ce monde les places que vous avez
méritées. » Tu veux savoir ce qui est arrivé ?
— J’espère, mon prince, que cela les a rendus
heureux.
Le rire de Kubilaï résonna le long du mur, pareil au
bruit d’un chaudron de fer que l’on martèle. Ce fut lui qui poursuivit :
— Ce qui est arrivé, Marco, je vais te le dire.
Annonce à un pauvre homme qu’il a la permission de voler les riches qu’il a si
longtemps enviés. Crois-tu qu’il va sortir gaiement et aller mettre à sac la
demeure dorée du plus proche seigneur ? Nullement. Il va s’emparer du
cochon de son paysan de voisin. Rends à un esclave sa liberté et fais-en l’égal
de son entourage. Peut-être que le premier usage qu’il fera de sa liberté sera
de tuer son ancien maître, mais le second, crois-moi, sera de prendre à son
tour un esclave. Donne à une troupe de soldats engagés de force dans les rangs
de l’armée l’autorisation de déserter et de rentrer chez eux. Crois-tu qu’ils
vont, en partant, assassiner les hautains généraux qui les ont incorporés
contre leur gré ? Pas du tout. Ils vont se contenter de massacrer celui
d’entre eux qu’on avait promu au grade de sergent. Laisse à un peuple tyrannisé
le droit de se lever contre son oppresseur. Les hommes vont-ils se mettre en
grand ordre de bataille contre leur wang ou leur ilkhan ? Non, ils
iront en foule dispersée tailler en pièces le prêteur sur gages du village.
Il y eut un nouveau silence. Je ne trouvai rien à
dire. Chingkim reprit :
— Cette ruse marcha fort bien au To-Bhot, Marco.
Elle eut le don de semer le chaos dans toute la province, et nous nous en
emparâmes sans
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