Marco Polo
voir mutuellement, la structure centrale du bâtiment
s’interposant entre nous. Nous nous parlâmes d’une voix ordinaire et nous
comprîmes avec la même netteté que si nous avions été assis autour de la même
table. J’en profitai pour lancer le sujet en ces termes :
— Les juges du Cheng m’ont donné lecture des
codes de lois en vigueur à Kithai, Sire. J’ai trouvé certains d’entre eux fort
sévères. Je m’en rappelle un, notamment, qui recommande, par exemple, que dans
le cas où un crime est commis, il appartient au magistrat de la préfecture de
retrouver et de punir le coupable, faute de quoi il se verra infliger à
lui-même le châtiment prévu par la loi pour ce crime.
— Qu’y a-t-il là de si sévère ? s’étonna la
voix de Kubilaï. C’est la garantie que le magistrat ne bâclera pas son travail.
— Mais ne craignez-vous pas, Sire, qu’il arrive
plus souvent que de raison qu’un innocent soit puni, pour la simple raison
qu’il faut que quelqu’un le soit ?
— Et alors ? reprit la voix de Chingkim. Le
crime est alors expié, et chacun sait que tout crime le sera. La loi tend donc
à inciter tout le monde à fuir le crime.
— J’ai pourtant remarqué, continuai-je, que les
Han, livrés à eux-mêmes, s’en remettaient toujours à leur tradition séculaire
des bonnes manières pour guider leur comportement, et cela en toutes choses,
depuis les plus petits événements de la vie quotidienne jusqu’aux problèmes les
plus graves. Prenez leur habituelle courtoisie. Si d’aventure un charretier
cherchant son chemin a l’outrecuidance de le demander à un passant sans prendre
la peine de descendre de sa voiture, soit on lui indique une mauvaise direction,
soit il se fait injurier pour sa mauvaise conduite.
— D’accord. Et vous pensez que cela aura des
chances de l’amender ? demanda Kubilaï. Une bonne flagellation ne
serait-elle pas plus efficace ?
— Mais, Sire, il n’aura jamais besoin d’être
amendé, justement ! Parce qu’il ne viendrait à l’idée de personne, ici,
d’agir d’une façon aussi déplacée, tout simplement. Prenons un autre exemple, à
propos de l’honnêteté, cette fois. Si un homme cheminant le long d’une route
vient à y trouver un objet perdu, il ne songera même pas à se l’approprier. Il
restera là et veillera sur l’objet, puis confiera cette tâche au passant
suivant, qui fera de même. L’objet sera ainsi surveillé avec une persévérance
sans faille, jusqu’à ce que son propriétaire soit revenu le chercher.
— Mais vous évoquez là un événement
fortuit ! intervint le khakhan. Or vous avez commencé à parler des crimes
et des lois.
— Très bien, Sire. Imaginons qu’un délit bien
réel ait été commis, qu’un homme ait été floué par un de ses semblables. Il n’ira
pas aussitôt implorer le secours d’un magistrat pour lui rendre justice !
Les Han ont un joli proverbe : « Conseille toujours aux morts
d’éviter la damnation et aux vivants d’éviter un procès. » Pour peu qu’un
Han se déshonore, il sera prêt à sacrifier sa propre vie en guise d’expiation,
comme je l’ai vu faire si souvent lors des cérémonies du Nouvel An. Si un autre
homme lui a infligé un tort sérieux et si la conscience de ce dernier ne l’a
pas poussé à réparer rapidement, c’est la victime elle-même qui ira se
pendre devant la porte du coupable. La disgrâce subie par l’auteur de cette
forfaiture est considérée comme la pire revanche qui puisse lui être infligée.
Kubilaï demanda avec rudesse :
— Diriez-vous que ce suicide a apporté une grande
satisfaction à celui qui s’est pendu ? Considérez-vous cela comme une
juste réparation du tort subi ?
— J’ai cru comprendre, Sire, que la seule façon
pour l’homme ainsi marqué par la honte d’en atténuer quelque peu les effets
était d’offrir un dédommagement à la famille de la victime.
— C’est bien ce que prévoit le code de lois du
khanat, Marco. Mais si quelqu’un doit être pendu, c’est bien lui et nul
autre, en l’occurrence. Tu trouveras peut-être cela sévère, mais je n’y vois
pour ma part rien d’injuste.
— Sire, j’ai déjà fait remarquer que vous seriez
sans doute à juste titre admiré et envié pour la qualité de vos sujets par
n’importe quel gouvernant de ce monde. Mais je me pose cette question :
comment, pour sa part, le peuple d’ici vous perçoit-il ? Ne pensez-vous
pas
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