Marco Polo
difficulté. C’est à présent mon frère, Ukuruji, qui est le wang
du To-Bhot. Bien sûr, rien n’a été changé parmi le peuple Bho, en termes de
privilèges de classes et de liberté. La vie s’écoule là-bas, désormais, comme
elle l’a toujours fait.
Je ne voyais toujours pas quoi répliquer à un tel
discours, car il était évident que le khakhan et le prince n’étaient pas en
train de parler de quelques paysans arriérés des régions reculées du To-Bhot.
L’opinion qu’ils semblaient avoir du commun des mortels s’étendait visiblement
au genre humain dans son ensemble, et elle semblait tout sauf laudative, mais
je ne disposais d’aucun argument pour la contrer. Nous quittâmes donc le
Pavillon de l’Écho et rentrâmes au palais, où nous dégustâmes un mao-tai en
parlant d’autre chose. Je ne revins plus, par la suite, sur mes suggestions de
modération du code de lois des Mongols. De ce jour, les décrets du khanat ont
donc continué de s’achever par la formule : « Ainsi a parlé le
khakhan ; tremblez, misérables, et obéissez ! »
Kubilaï ne se permit jamais le moindre commentaire sur
l’ordre dans lequel j’étais allé demander audience à ses ministres, alors qu’il
aurait pu à bon droit supposer que je commencerais par le plus haut placé, le
Premier ministre Ahmad az-Fenaket, dont j’ai déjà si souvent parlé. Mais la
vérité, c’est que si je l’avais pu, j’aurais purement et simplement fait
l’impasse sur cet entretien, surtout après la masse d’opinions négatives que
j’avais entendues sur son compte. En fait, jamais je n’eus à solliciter
d’entrevue, ce fut Ahmad en personne qui provoqua notre rencontre. Il m’envoya
un page porteur d’un message au ton acariâtre, qui requérait ma présence devant
lui pour qu’il me remette, en sa qualité de ministre des Finances, mes gages en
main propre. Je compris qu’il s’était agacé de cet argent accumulé sans être
réclamé et qu’il était sans doute vexé que les fêtes du Nouvel An se soient
écoulées sans que je lui ai réclamé une visite. Il est vrai que, depuis que le
khakhan m’avait pris à son service, jamais je ne m’étais inquiété de savoir qui
allait me payer ni même de la somme qu’on me verserait, car je n’avais
jusqu’alors pas eu besoin du moindre bagatìn ou, pour utiliser l’unité
monétaire de Kithai, du moindre tsien. J’étais fort élégamment logé,
nourri, tout ce dont j’avais besoin m’était fourni, aussi m’eût-il été
difficile de dépenser de l’argent même si j’en avais possédé.
Avant de me rendre à la convocation d’Ahmad, je passai
demander à mon père si les entreprises de la Compagnie Polo étaient toujours
contrecarrées et, dans ce cas, s’il était utile que j’aborde le sujet avec
l’importun. Ne l’ayant pas trouvé dans sa suite, je me rendis jusqu’à celle de
mon oncle. Allongé sur une couche, il se faisait raser par l’une de ses
servantes.
— Ma foi, mais que se passe-t-il donc, oncle
Matteo ? m’exclamai-je. Tu te délestes de ta barbe de voyageur ? Pourquoi ?
À travers la mousse, il me répondit :
— Nous allons avoir affaire à des marchands Han
qui considèrent la pilosité comme un signe de barbarie. Tous les Arabes de l’ortaq étant barbus, j’ai pensé que si Nico ou moi-même étions rasés de près,
peut-être que nous pourrions en tirer avantage. Cela posé, pour ne rien te
cacher, j’étais un peu contrarié de voir que la barbe de mon frère aîné gardait
sa belle couleur naturelle, alors que la mienne était devenue aussi grise que
celle de Narine.
Me doutant que mon oncle continuait de se faire raser
le pubis, je lui fis remarquer avec hargne :
— Beaucoup de Han ont également le crâne rasé. Tu
comptes t’y mettre prochainement ?
— Beaucoup d’autres se laissent pousser les
cheveux aussi longs que ceux des femmes, aussi, répliqua-t-il tranquillement.
Es-tu venu ici uniquement pour critiquer ma toilette ?
— Non, mais je crois que j’ai la réponse que
j’étais venu chercher. Quand je t’entends dire que vous allez avoir affaire à
des marchands, j’en déduis que vous avez résolu vos différends avec le
malfaisant Arabe Ahmad.
— C’est vrai ! Et de la façon la plus
plaisante, du reste. Il nous a concédé toutes les autorisations nécessaires. Ne
parle pas du Premier ministre en ces termes, Marco. Il a l’air d’être, en
fait... pas si
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