Marco Polo
je suppose que vous
pourriez les appeler pagherì, puisqu’ils constituent une commodité et
ont cours légal dans ce royaume. C’est aux Han que nous avons emprunté ce
système, qu’ils qualifient de « monnaie volante ». Chacune de ces
feuilles que vous tenez équivaut à un liang d’argent.
Repoussant le tas vers le wali, je lui
annonçai :
— Si cela pouvait être un effet de votre bonté,
je préférerais le prendre en argent.
— Vous avez là l’équivalent, lâcha-t-il,
hargneux. Cette somme en argent ferait traîner votre bourse par terre. C’est
justement le génie de la monnaie volante que de permettre d’échanger et de
transporter des fonds importants, voire immenses, sans avoir l’inconvénient du
poids et du volume. Ou de les cacher dans votre matelas, si vous êtes un
grippe-sou. De plus, lorsque vous effectuez un achat, le marchand n’a pas
besoin de peser votre argent ni d’en vérifier la pureté.
— Vous prétendez, m’enquis-je, dubitatif, que je
puis aller au marché m’acheter un bol de vermicelle et m’en servir pour
payer ?
— Bismillah ! Mais
il vous offrirait tout son étal, pour cette somme. Et avec, sans doute sa femme
et ses enfants. Je vous l’ai dit : chacun de ces billets vaut un liang, soit mille tsien. Or, pour un seul tsien, vous pouvez acheter
vingt ou trente bols de miàn. Si vous avez besoin de petite monnaie...
tenez. (Il sortit d’un tiroir plusieurs paquets de papiers de plus petite
taille.) Que préférez-vous ? Des billets d’un demi-liang ? De
cent tsien ? Décidez-vous !
Émerveillé, je me contentai de demander :
— La monnaie volante est donc libellée dans
toutes les valeurs ? Et le commun des mortels accepte cela comme du
véritable argent ?
— Mais c’est du véritable argent,
mécréant ! Vous ne savez pas lire ? Ces mots, sur le papier,
attestent de leur authenticité. Ils annoncent leur valeur faciale, à côté des
signatures des nombreux officiers, intendants et autres employés du Trésor
impérial. Mon nom même y figure ! Et le sceau qui les recouvre, ce yin à
l’encre rouge beaucoup plus gros que les autres, est celui du khakhan en
personne. Ce sont là des garanties qui permettent d’échanger n’importe quand ce
papier contre sa valeur déclarée en argent véritable tiré des réserves du
Trésor. Ces papiers sont donc aussi valables que l’argent qu’ils représentent.
— D’accord, mais..., persistai-je, on peut très
bien imaginer qu’un jour quelqu’un qui désirerait se faire rembourser ce billet
se voie refuser l’échange, et...
Ahmad fut aussi sec que catégorique :
— Si jamais un jour le sceau yin du
khakhan venait à ne plus être honoré, vous aurez bien d’autres choses à penser
que vos gages, croyez-moi. Et vous ne serez pas le seul.
Continuant d’examiner la monnaie volante, je prononçai
à voix haute cette réflexion :
— Il n’empêche, je pense qu’il serait plus simple
pour le Trésor d’émettre directement de la monnaie d’argent. Je veux dire, si
des liasses entières de ces billets circulent dans tout le royaume et si, sur
chacun des nouveaux qui sont émis, chaque officier doit écrire son nom...
— Personne n’est obligé de réécrire indéfiniment
son nom ! me corrigea Ahmad, dont l’énervement commençait à devenir
palpable. Nous signons une fois, et, à partir de ce seing, le Maître des Sceaux
élabore un tampon sculpté en relief, lequel pourra être ensuite appliqué à
l’encre un nombre incalculable de fois... Ne me dites pas que les frustes
Vénitiens que vous êtes ne connaissent pas le principe du sceau ?
— Bien sûr que si, wali Ahmad.
— Bon. Eh bien alors ! Pour fabriquer un
billet, on rassemble les différents sceaux nécessaires sur une surface de la
taille adaptée, et cette matrice, une fois encrée, est mise en contact de façon
répétée avec les feuilles. Ce procédé, appelé zi-shu-ju, signifie
quelque chose comme « l’écriture rassemblée ».
J’opinai du chef.
— En Occident, nos moines sculptent souvent un
bloc de bois pour la lettrine qui débute un manuscrit et l’impriment sur
plusieurs pages pour que les frères enlumineurs puissent la mettre en couleur,
chacun dans son style décoratif. Ensuite, on continue la page à la main.
Ahmad secoua la tête.
— Dans notre écriture rassemblée, l’impression
n’a pas à être limitée à la lettrine, et rien ne se fait à la main. On a
Weitere Kostenlose Bücher