Marcof-le-malouin
c’est…
– Qui ?
– Keinec.
– Keinec, répéta Yvon avec mécontentement. Il était donc à bord ?
– Il est venu quand le lougre dérivait. Sa barque s’est brisée contre les bordages au moment où elle accostait.
– Ah ! c’est un brave gars et un fier matelot ! fit Yvon avec un soupir.
– Chère Yvonne, interrompit Jahoua en coupant court à la conversation, ne voulez-vous pas, vous aussi, fêter monsieur saint Jean ?
– Allez à la danse, mes enfants, répondit le vieillard en mettant la main de sa fille dans celle du fermier. Allez à la danse, et chantez des noëls pour remercier Dieu.
Yvonne embrassa encore son père, puis, prenant le bras de son fiancé, elle courut se mêler aux jeunes gens et aux jeunes filles qui s’empressèrent de leur faire place dans la ronde.
Yvon retourna s’asseoir à côté des vieillards, en dehors du cercle des siéges consacrés aux défunts. Près de lui se trouvait un personnage à la physionomie vénérable, à la chevelure argentée, et que sa longue soutane noire désignait à tous les regards comme un ministre du Seigneur. C’était le recteur de Fouesnan.
Les Bretons donnent ce titre de recteur au curé de leur paroisse, n’employant cette dernière dénomination qu’à l’égard du prêtre qui remplit les fonctions de vicaire.
Le pasteur qui, depuis quarante années, dirigeait les consciences du village, était le grand ami du père de la jolie Bretonne. Lui aussi s’était levé lors de l’arrivée des promis, et avait manifesté une joie franche et cordiale en les revoyant sains et saufs. Le mécontentement d’Yvon, en entendant parler de Keinec, ne lui avait pas échappé. Aussi, dès que les vieillards eurent repris leur place, il examina attentivement la figure de son ami. Elle était sombre et sévère.
– Yvon, dit-il en se penchant vers lui.
Yvon ne parut pas l’avoir entendu. Le prêtre le toucha du bout du doigt.
– Yvon, reprit-il.
– Qu’y a-t-il ? demanda le vieillard en tressaillant comme si on l’arrachait à un songe pénible.
– Mon vieil ami, j’ai des reproches à te faire. Tu gardes un chagrin, là au fond de ton cœur, et tu ne me permets pas de le partager.
– C’est vrai, mon bon recteur ; mais que veux-tu ? chacun a ses peines ici-bas. J’ai les miennes. Que le Seigneur soit béni ! je ne me plains pas…
– Pourquoi me les cacher ? Tu n’as plus confiance en moi ?
– Ce n’est pas ta pensée ! dit vivement Yvon en saisissant la main du prêtre.
– Et bien ! alors, raconte-moi donc tes chagrins !
– Tu le veux ?
– Je l’exige, au nom de notre amitié. Veux-tu, pendant que les jeunes gens dansent et que les hommes et les femmes chantent les louanges du Seigneur, veux-tu que nous causions sans témoins ? Voici ta fille de retour. Jahoua ne te quittera guère jusqu’au jour de son mariage. Peut-être n’aurons-nous que ce moment favorable ; car, si je devine bien, tes chagrins proviennent de l’union qui se prépare…
– Dieu fasse que je me trompe ! mais tu as pensé juste.
– Viens donc alors, Dieu nous éclairera.
Les deux vieillards se levèrent et se dirigèrent vers la demeure d’Yvon, située précisément sur la place du village. Yvon offrit un siége à son ami, approcha une table de la fenêtre, posa sur cette table un pichet plein et deux gobelets en étain ; puis éclairés par les reflets rougeâtres du feu de Saint-Jean, le prêtre et le vieillard se disposèrent, l’un à écouter, l’autre à entamer la confidence demandée et attendue.
– Tu te rappelles, n’est-ce pas, demanda Yvon, le jour où je conduisis en terre sainte le corps de ma pauvre défunte ? Tu avais béni la fosse et prié pour l’âme de la morte. Yvonne était bien jeune alors, et je demeurais veuf avec un enfant de cinq ans à élever et à nourrir. J’étais pauvre : ma barque de pêche avait été brisée par la mer ; mes filets étaient en mauvais état ; il y avait peu de pain à la maison. La mort de ma femme m’avait porté un tel coup que ma raison était ébranlée et mon courage affaibli…
« À cette époque, j’avais pour matelot un brave homme de Penmarckh qui se nommait Maugueron. C’était le père de Keinec. Son fils, de quatre ans plus âgé qu’Yvonne, était déjà fort et vigoureux. Un matin que je demeurais sombre et désolé, contemplant d’un œil terne mes avirons devenus inutiles, Maugueron entra chez
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