Marcof-le-malouin
vite. Enfin, ne pouvant contenir l’agitation qui faisait trembler ses membres, Keinec s’embarqua, dressa un petit mât, hissa une voile, et, poussant au large, il gouverna en mettant le cap sur le Jean-Louis .
En moins d’une heure, le lougre et le canot furent bord à bord. Bervic, reconnaissant Keinec, lui jeta un câble que le jeune marin amarra à l’avant de son embarcation, puis, s’élançant sur l’escalier cloué aux flancs du petit navire, il bondit sur le pont.
– Où est le capitaine ? demanda-t-il à Bervic.
– Dans sa cabine, mon gars, répondit le vieux matelot.
– Bon ; je descends.
Keinec disparut par l’écoutille et alla droit à la chambre de Marcof dont la porte était ouverte. Le patron du Jean-Louis , courbé sur une table, était en train de pointer des cartes marines. Il était tellement absorbé par son travail qu’il n’entendit pas Keinec entrer.
– Marcof ! fit le jeune homme après un moment de silence.
– Keinec ! s’écria Marcof en relevant la tête, et un éclair de plaisir illumina sa physionomie. Ta présence m’en dit plus que tes paroles ne pourraient le faire, et je devine que je puis te tendre la main, n’est-ce pas.
– Je n’ai encore rien fait, murmura Keinec.
Et les deux marins échangèrent une amicale poignée de main.
– J’apporte de bonnes nouvelles pour nous, reprit Marcof.
– Et moi de mauvaises pour toi.
– Qu’est-ce donc ?
– Je t’ai entendu dire bien souvent que tu aimais le marquis de Loc-Ronan ?
– Le marquis de Loc-Ronan ! s’écria Marcof. Sans doute ! je l’aime et je le respecte de toute mon âme ! il a toujours été si bon pour moi !…
– Alors, mon pauvre ami, du courage !
– Du courage, dis-tu ?
– Oui, Marcof, il t’en faut !
– Mais pourquoi ?… pourquoi ?
– Parce que…
Keinec s’interrompit.
– Tonnerre ! parle donc !
– Le marquis est mort hier !
– Le marquis de Loc-Ronan est mort ! s’écria le marin d’une voix étranglée.
– Oui !
– Par accident ?
– Non, dans son lit.
Marcof demeura immobile. Sa physionomie bouleversée indiquait énergiquement tout ce qu’une pareille nouvelle lui causait de douleurs. Le sang lui monta au visage. Il arracha sa cravate qui l’étouffait. Ses yeux s’ouvrirent comme s’ils allaient jaillir de leurs orbites. Puis il se laissa tomber sur un siége, et il prit sa tête dans ses mains. Alors des sanglots convulsifs gonflèrent sa poitrine ; des cris rauques s’échappèrent de sa gorge, et au travers de ses doigts crispés des larmes brûlantes roulèrent sur ses joues bronzées par le vent de la mer. Le désespoir de cet homme était terrible et puissant comme sa nature.
Keinec le contemplait dans un religieux silence. Enfin Marcof releva lentement la tête. Ses larmes tarirent. Il quitta son siége et il marcha rapidement quelques secondes dans l’entre-pont. Puis il revint près de Keinec.
– Donne-moi des détails, lui dit-il.
Le jeune homme raconta tout ce qu’il savait de la mort du marquis, et ce qu’il raconta était l’expression la plus simplement exacte de la vérité.
– De sorte, continua Marcof, que c’est hier matin que le marquis est mort ?…
– Oui, répondit Keinec, à cette heure on le descend dans le caveau de ses pères.
– Ainsi je ne pourrai même pas revoir une dernière fois son visage ?…
– Dès que j’eus connaissance de cette horrible catastrophe, continua Keinec, je pensai à t’en donner avis en te faisant passer une lettre par le premier chasse-marée en vue qui eût mis le cap sur Paimbœuf. J’ignorais que tu revinsses si promptement.
– Je ne suis allé qu’à l’île de Groix, mon ami, et c’est Dieu qui sans doute l’a voulu ainsi, puisqu’il a permis que je pusse arriver le jour même de l’enterrement du marquis.
– Aussi, dès que j’ai reconnu ton lougre à ses allures, je me suis mis en mer pour venir à toi.
– Merci, Keinec, merci ! Tu es un brave gars ! Oh ! vois-tu, je souffre autant que puisse souffrir un homme ! continua Marcof, dont les larmes débordèrent de nouveau. Cela t’étonne, n’est-ce pas, de me voir terrassé par le chagrin ? moi, que tu as vu si souvent donner la mort avec un sang-froid farouche ! Cela te paraît bizarre, ridicule peut-être, de voir pleurer Marcof, Marcof le cœur d’acier, comme l’appellent ses matelots. Tu me regardes et tu doutes !… Oh ! c’est que
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