Marguerite
Raconter une autre fois l’histoire de notre malheur m’arracherait le cœur.
Je savais qu’en venant te trouver, tu saurais ce qu’il fallait faire.
— Ma très chère Victoire, tu le sais bien, jamais je ne te laisserai tomber, affirma avec fougue Monsieur Boileau en la serrant { nouveau dans ses bras. Je préfère pour l’instant ne pas te dévoiler mon idée ; inutile de provoquer de faux espoirs.
Mais je te promets de tout faire pour sauver ma petite-cousine du déshonneur et faire en sorte que ton mari, François Lareau, puisse marcher la tête haute. Aie confiance.
«S’il réussit { trouver un mari { Marguerite, pensa Victoire, il n’y aura pas de scandale, mais mon pauvre François lui sera éternellement redevable. Je ne suis pas certaine que cette situation ne lui plaise d’autant. »
— C’est tout ce qu’il me reste, mon bon cousin.
L’espérance. . et la prière! dit-elle d’un ton désabusé en se levant pour sortir.
— Prie, belle cousine, si le cœur t’en dit, ce ne sera pas de surplus. Mais surtout, fais-moi confiance et laisse le sort de Marguerite entre mes mains, l’enjoignit audacieusement Boileau qui, en réalité, ignorait encore comment il allait mettre en œuvre son fameux plan.
Victoire ajusta sa coiffe d’hiver. De son côté, Monsieur Boileau s’enveloppa dans une pelisse de castor, enfonça son chapeau de fourrure jusqu’aux yeux et fit avertir sa femme qu’il s’absentait probablement jusqu’{ l’heure du dîner. Il attrapa sa vieille canne au passage et sortit, suivi de Victoire qui préféra rendre visite à son beau-frère Lagus qui habitait le faubourg Saint-Jean-Baptiste, promettant de repasser plus tard pour entendre les résultats des démarches mysté-
rieuses de son cousin.
— Ne t’en fais pas. Je me rendrai demain { la ferme pour te donner des nouvelles.
Les deux cousins s’embrassèrent pour se dire au revoir.
Victoire repartit l’inquiétude au corps, mais le cœur un peu moins lourd.
*****
Il faisait toujours aussi froid. Le soleil de janvier brillait de tous ses feux et dehors, des enfants bien emmitouflés dans leurs habits de laine, avec de petites tuques rouges ou bleues couvrant bien les oreilles et des cache-nez multicolores, s’amusaient { glisser sur les hauteurs des rives du bassin avec leurs traîneaux. Leurs rires résonnaient sur la vaste étendue blanche, inondée de cette unique lumière blonde qui illuminait les journées d’hiver du Bas-Canada en intensifiant le bleu le ciel. Plus loin, des carrioles attelées et des habitants tirant une traîne sauvage chargée de bois ou de denrées s’apprêtaient { traverser la surface gelée du bassin pour se rendre au village de Pointe-Olivier. L’hiver, le bassin de Chambly était encore plus impressionnant. Cette immensité blanche, essaimée de maisons sur son pourtour, devenait le site d’une activité prodigieuse. On avait peine { croire que sous l’épaisseur de glace, les eaux bouillonnaient, attendant la fonte du printemps. Des pêcheurs creusaient de profonds trous pour en sortir des centaines de poissons. Certains construisaient des cabanes de fortune sur la glace. Plus loin, une traverse balisée de piquets et d’arbres coupés permettait le passage des chevaux et des traîneaux; on y voyait aussi des braves chaussés de raquettes { l’indienne. C’était aussi le temps des retrouvailles pour les familles de la seigneurie de Chambly, qui empruntaient le pont glacé pour se rendre de l’autre côté, dans la paroisse de la Pointe-Olivier. La saison froide multipliait les occasions de festoyer tandis que les champs dormaient sous la neige.
Puis, lorsqu’arrivait le temps du carême, il ne restait plus
{ monsieur le curé qu’{ ramener ses ouailles sur le droit chemin de la confession, de la pénitence et de la prière, avant Pâques et le retour des travaux du printemps. Et comme le sang
chaud
de
leurs
fougueux
ancêtres
coulait
dans les veines des habitants de la région et que les paroisses de Chambly et de Pointe-Olivier ne manquaient pas de cabarets, l’homme de Dieu avait fort { faire. Quelques tavernes narguaient franchement l’autorité du prêtre, osant même voisiner l’église, accueillant les hommes { la sortie de la messe pendant que les dames discutaient sur le parvis.
C’était pourtant dans ces endroits infâmes qu’on apprenait les dernières nouvelles: une bonne âme faisait la lecture des gazettes à haute voix pendant
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