Marguerite
matin?
demanda-t-il sur un ton faussement aimable.
Monsieur Boileau aimait ce moment précis où la journée était à peine entamée. Généralement, il savourait lentement son café, réfléchissant { ce qu’il allait faire des heures qui suivraient tout en regardant avec bienveillance ses filles et sa chère Falaise terminer leur déjeuner. Même s’il avait faim, il prenait son temps avant d’avaler la première bouchée d’un breakfast { l’anglaise, habitude qu’il avait adoptée du temps qu’il était député, { Québec, délaissant le traditionnel oignon coupé sur une tranche de pain avec du beurre dont se contentaient généralement les Canadiens.
Au lever, il aimait prendre un repas consistant.
— Reste-t-il encore de cette oie savoureuse que vous nous avez fait servir hier soir, au souper? demanda-t-il à son épouse.
Marié depuis vingt-cinq ans, Monsieur Boileau ne s’était jamais résolu { tutoyer son épouse, comme c’était l’habitude entre la plupart des époux. Ce signe de déférence rappelait à ceux qui auraient pu l’oublier la noblesse de sa femme.
— Je vous en fais servir tout de suite, mon ami, s’empressa de répondre son épouse.
Monsieur Boileau se laissa tranquillement dorloter, semblant ignorer la présence de Victoire qui serrait ses doigts sur sa tasse pour les réchauffer, et sourit à ses filles qui venaient les rejoindre.
— Tante Victoire ? s’exclama gentiment Emmélie en s’installant { la table. Quelle belle surprise ! Marguerite n’est pas avec vous ? Il y a bien longtemps qu’on l’a vue, ajouta-t-elle, la mine dépitée.
— Elle a beaucoup de travail en retard, répondit vivement Victoire. Des vieilles chemises de son père à retailler pour ses frères, des jupes { coudre pour ses sœurs. Et il y a le dîner à préparer, les enfants à surveiller.
— Dites-lui bien qu’elle nous manque et que nous avons hâte de la revoir, répondit la jeune fille, impressionnée par l’ampleur des tâches qui attendaient Marguerite.
— Comme c’est ennuyeux, se plaignit { son tour Sophie qui arrivait en bâillant. Marguerite a-t-elle commencé à tresser ses chapeaux ?
— Il est encore trop tôt. Mais on ne devrait plus tarder
{ battre le grain. Je suis certaine qu’{ ce moment-là, elle mettra de côté la plus belle paille pour ses cousines.
— Alors, Victoire, demanda Monsieur Boileau qui avait vidé son assiette, allez-vous nous dire quelle urgence vous amène ?
— En effet, ce n’est guère dans vos habitudes d’arriver chez nous sans vous annoncer, réprouva madame Boileau en songeant pour elle-même que personne dans la bonne société ne se serait permis d’arriver { l’aube chez les gens.
— C’est vrai, se confondit Victoire. Mais j’ai besoin de vous parler, mon cousin. Dans le particulier, ajouta-t-elle en le fixant étrangement.
— Venez, mesdemoiselles, intima madame Boileau à ses filles, outrée d’être ainsi mise de côté. Votre tante et votre père ont à traiter de choses sérieuses.
«Elle suppose que je suis venue quémander de l’argent pour mon mari», se dit Victoire, vexée à son tour. Mais elle n’avait pas l’intention de la détromper, même si François Lareau était beaucoup trop orgueilleux pour emprunter le moindre denier à quiconque. Dans les circonstances, elle aurait cent fois préféré être venue pour emprunter cinq cents livres. Fallait-il qu’elle soit désespérée pour être ainsi assise, les genoux serrés, dans cette pièce richement meublée, à solliciter une entrevue privée à son cousin !
— Alors, Victoire, allez-vous me dire enfin ce qui vous arrive? demanda sèchement Monsieur Boileau dès qu’ils furent seuls.
Ces simples paroles, eurent pour effet de faire tomber d’un coup les barrières d’orgueil de Victoire qui, depuis des semaines, contenait son désespoir. Elle s’effondra en larmes.
Stupéfié par cet afflux de sanglots, le bourgeois se radoucit et la serra en lui tapotant affectueusement le dos. « Là, là.
Raconte-moi tout. » Victoire laissa libre cours à son chagrin en s’abandonna dans les bras bienveillants qui s’offraient {
la protéger comme autrefois.
— Allons, allons. . Que se passe-t-il donc? demanda Monsieur Boileau qui commençait { s’inquiéter sérieusement.
— D s’agit de Marguerite, dit-elle en cherchant son unique mouchoir de soie dans une poche dissimulée sous sa jupe.
— Marguerite ? Raconte sans détour, je suis
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