Marguerite

pouvait prêter de grosses sommes ; certains racontaient même qu’il était un des bailleurs de fonds des Sœurs de la Charité que tous appelaient communément les Sœurs grises. Bresse était aussi un homme profondément pieux.
    — Chambly serait une place de commerce aussi importante que Montréal, poursuivit Bresse, pour peu que ses marchands et notables ne craignent d’investir. Inutile d’attendre après ceux de Montréal et de Québec pour faire avancer nos propres affaires.
    « Décidément, songea Boileau en l’écoutant, Bresse n’a qu’un défaut. C’est de se faire mener par le bout du nez par son épouse, une bien belle créature, par ailleurs. »
    — Votre idée a du bon, approuva le bourgeois. Vous savez qu’{ l’époque où on construisait le fort de pierres, c’était du temps des Français, certains voyaient Chambly comme capitale de district* ?
    — Votre famille a fait sa fortune avec le commerce du bois, n’est-ce pas ?
    — Rien n’est plus vrai, admit Boileau. J’avais un oncle qui connaissait parfaitement les forêts du lac Champlain. Il indiquait aux ingénieurs du roi l’emplacement des bois précieux, chênes, pins et cyprès, qui servaient à construire les vaisseaux du roi. C’était mon père qui s’occupait du transport du bois, qui flottait jusqu’ici pour être assemblé en cageux. Je n’étais alors qu’un enfant, mais je me rappelle comme si c’était hier ces grands radeaux sur le bassin qu’on amenait jusqu’aux chantiers maritimes de Québec.
    — La région de la rivière Chambly d’aujourd’hui est tout aussi riche. Le blé et l’avoine y sont d’excellente qualité, affirma Bresse avec conviction.
    Boileau approuva d’un signe de tête, attendant avec intérêt la suite du raisonnement de son voisin.
    — Récemment, dans la Gazette de Montréal, on annon-
    çait une petite goélette à vendre. La Maria, huit tonneaux, à fond plat. Idéale, dit-on, pour naviguer sur la rivière Chambly. Je pense { l’acquérir. Nous pourrions nous associer dans le transport de marchandises.Voyez, la route commerciale est l{, reprit Bresse en désignant d’un geste le bassin et la rivière, tracée depuis des siècles, entre Québec et les Etats-Unis. A notre tour de savoir bien l’utiliser.
    — Mais pour ce faire, il faudra contourner les rapides en creusant un canal qui commence à Chambly, argua Boileau
    — Creuser un canal, mais ma parole, vous n’y pensez pas! s’exclama monsieur de Rouville qui avait entendu. Il faudra des ingénieurs, des ouvriers en grand nombre et beaucoup de moyens ! Nous n’avons rien de tout cela.
    — Il faut surtout que nos députés de la Chambre y croient et votent les bills nécessaires, répliqua Bresse.
    Bientôt, nous verrons les bateaux mus par la vapeur qui ne seront plus { la merci des vents. C’est l{ qu’est l’avenir, et les Américains l’ont compris. Ils ont déjà creusé des écluses sur la rivière Mohawk, dans l’Etat de New York.
    — Ne me parlez pas de la Mohawk et de ces maudits révolutionnaires, fit brusquement Rouville.
    Bresse ravala. Aussi bien dire qu’il venait de réveiller le diable ! Le vieux militaire avait goûté aux geôles américaines durant deux longues années pour avoir combattu les rebelles américains au fort Saint-Jean, en 1775. Libéré, il avait repris la tête d’une compagnie et participé { la célèbre bataille du fort Stanwix, justement dans la région de la rivière Mohawk.

    Il en était revenu profondément ulcéré.
    Vingt ans plus tard, les Américains demeuraient toujours de satanés rebelles pour le colonel Rouville.
    — Je suis d’accord avec ces messieurs, dit alors Ovide de Rouville. Il faut un canal. Mais avec un tracé du côté de notre fief, à Pointe-Olivier, spécifia-t-il en narguant les deux bourgeois.
    Boileau et Bresse échangèrent un regard entendu. Ils favorisaient plutôt un tracé du côté de Chambly.
    — Vous êtes tous fous, s’exclama Rouville, que les bienfaits du progrès n’intéressaient pas. Vous ne trouvez pas que nous sommes bien ici, à mener une vie paisible et sans complications ?
    Curieux de connaître les derniers développements de l’affaire Talham, il coupa court { toute autre discussion.
    — Boileau, dit-il en apostrophant le bourgeois d’un ton sans réplique, allons { pied jusque chez vous. J’ai besoin d’exercice et rêve de goûter ce madère dont vous m’avez vanté les incomparables vertus. Toi,