Marguerite
à qui elle confiait son désespoir, lui rappelait que Dieu avait décidé pour elle un autre moyen de Le servir. Mais chaque mois rappelait à Françoise son ventre stérile ; à mesure que le temps passait, elle devenait plus anguleuse, plus sèche, plus hargneuse. Combien de temps encore avant que sa beauté lumineuse qui avait tant séduit le jeune marchand Bresse ne s’efface ? Elle regardait avec envie la plantureuse dame Boileau, «une poule pondeuse», pensait-elle parfois, méchamment, lorsqu’un nouveau mois sans espérance s’ajoutait aux précédents.
Le mariage inopiné du docteur avec Marguerite Lareau l’intriguait. Elle ne serait pas étonnée d’apprendre qu’il cachait en fait l’arrivée d’un enfantelet qu’on bercerait dans peu de mois dans la maison du docteur.
Bresse raccompagna Rouville. En retournant à ses invités, il ne put s’empêcher de constater { son tour que le mariage du docteur Talham s’était fait bien rapidement.
Personne ne semblait en avoir entendu parler avant le jour même. Mais les amours du docteur furent rapidement remisées aux oubliettes. Il songea plutôt aux dix mille livres prêtées { Rouville. Il s’agissait l{ d’un bon investissement, à son humble avis, même si les nobles avaient la fâcheuse réputation de retarder pendant des années le remboursement de leurs dettes. Ceux-ci menaient grand train, mais oubliaient prestement leurs créanciers. C’était ainsi que les anciennes seigneuries françaises, criblées de dettes et d’hypothèques, étaient souvent revendues { de riches marchands anglais. Si le seigneur de Rouville ne remboursait pas une somme aussi importante, Bresse pourrait peut-être proposer l’échange d’un des nombreux fiefs que possédait cette famille en guise de paiement. Décidément, c’était de l’argent bien placé !
Chapitre 10
Montréal
Montréal ! De sa vie, Marguerite ne s’était rendue aussi loin ! Elle n’avait même jamais mis les pieds { Pointe-Olivier, le village de la paroisse voisine. Blottie sous des monceaux de fourrures qui n’arrivaient pas { la tenir au chaud, elle grelottait dans la berline* de voyage que Monsieur Boileau avait prêtée pour l’occasion aux nouveaux mariés. Menée par la poigne vigoureuse d’Augustin Proteau, la voiture d’hiver allait { vive allure. On s’était arrêté une première fois dans une auberge afin de se réchauffer. Depuis le matin, la jeune mariée n’avait pas prononcé trois mots.
La nuit dernière, en quittant sa paillasse pour s’habiller et se coiffer, elle avait eu la curieuse impression que celle qui enfilait la chemise, les bas, les jupons chauds sous la jupe de serge brune et le mantelet tout neuf était une autre. Et c’était cette Marguerite fantôme qui était montée dans la carriole familiale, avec son père et sa mère, pour se rendre au village au cœur de la nuit. C’était la même jeune fille qui avait prononcé le «oui» sacramentel dans l’église noire et glaciale. Cette autre s’était ensuite assise auprès du docteur Talham, à la table familiale, deux heures plus tard, pour prendre une forme de repas nuptial avant leur départ pour Montréal. Car, désormais, elle avait un mari.
Pendant que la maigre noce se rendait { l’église pour la cérémonie, son frère Noël, lui aussi levé avant l’aube, avait suivi les instructions de leur mère. Les feux de la maison ravivés, il avait réchauffé le ragoût préparé la veille, sorti un jambon et placé près du feu des tourtes à la viande. Ainsi, les témoins et la famille prendraient au moins un semblant de festin afin d’égayer ces épousailles de la noirceur sans que le curé y trouve matière à remontrances. On avait même bu du vin pour saluer les mariés, mais Marguerite avait à peine trempé les lèvres dans son verre. Messieurs Rouville et Boileau étaient repartis au lever du soleil, de fort bonne humeur, secouant joyeusement les mains et embrassant les femmes. Victoire avait brusquement pris sa fille dans ses bras, dans une de ses rares démonstrations d’affection.
Talham avait d’emblée rassuré sa belle-mère :
— N’ayez crainte, madame Lareau, votre fille est entre bonnes mains. Des mains qui ne la brusqueront en rien, je vous le promets.
Discrètement, Victoire avait essuyé une larme inopportune du revers de la main pendant que le docteur aidait sa jeune femme à prendre place dans la carriole.
Un besoin de s’approvisionner en
Weitere Kostenlose Bücher