Marguerite
demoiselle.
— Heureusement, répéta Boileau qui s’amusait franchement.
Les nobles bessonnes ne portaient pas leur beau-frère Lukin dans leur cœur. Avec un nom pareil, il n’avait même pas les apparences d’un «vrai» catholique.
— Un païen ! murmura la première demoiselle.
— Peut-être pire ! persifla l’autre, qui croyait que son beau-frère était juif.
Madame Boileau coupa court à ces propos désobligeants en demandant à Françoise de transmettre à Ursule, sa cuisinière, la recette de son délicieux gâteau qu’ils étaient {
déguster. Françoise rougit, flattée que cette dame, qui avait à son emploi la meilleure cuisinière du pays, serve prochainement chez elle de «son gâteau».
— C’est une recette que je tiens de ma mère. Je la trans-crirai moi-même et j’irai la faire porter chez vous, promit Françoise, au comble du ravissement.
La conversation commençait à tramer en longueur lorsque Joseph Bresse vint les rejoindre, accompagné du colonel de Rouville.
Il arrivait que le négociant fasse de gros prêts d’argent, discrètement, { l’abri des regards du curé puisque l’Eglise dénonçait ce genre de pratique, comme il venait de le faire pour monsieur de Rouville chez le notaire Leguay.
Le marchand disposait d’importantes liquidités, ce qui n’était pas le cas du colonel. Bresse se réjouissait de voir une si belle compagnie réunie sous son toit. Que la bonne société fréquente sa demeure était le signe d’une incontestable réussite sociale, et Françoise faisait une excellente maîtresse de maison. Joseph Bresse avait fait le bon choix en épousant la fille aînée du boucher dont il était d’ailleurs follement épris! Fine et intelligente, elle le secondait parfaitement.
Il n’y avait toutefois qu’un seul domaine - outre le fait qu’elle ne pouvait avoir d’enfant - où Françoise accusait un échec. Malgré tous ses efforts pour faire de son mari un homme élégant, ce dernier affichait toujours une allure débraillée. Sur lui, n’importe quel vêtement devenait informe, fut-il taillé sur mesure. Les manches de chemise semblaient toujours trop longues et, au grand désespoir de sa femme, sa perruque était perpétuellement de travers. Détails insignifiants pour Bresse, toujours pressé de courir à gauche et à droite, brassant de grosses affaires.
Le marchand Bresse, qui était si doué pour le négoce, avait pourtant atteint l’âge adulte en sachant { peine lire et écrire. Il avait peiné pour apprendre. Les premières années de son mariage, son épouse lisait à haute voix les termes d’une lettre et rédigeait la réponse. Aujourd’hui, il éprouvait une grande fierté d’avoir réussi { surmonter son ignorance, mais la honte de ses incompétences passées l’avait profondément marqué.
L’ignorance du peuple canadien mortifiait Joseph Bresse, qui le ressentait comme un affront personnel. Le manque d’instruction était endémique dans les basses classes de la société. «Les chevaliers à la croix», se moquaient les Anglais en désignant ceux qui signaient leur nom d’une croix.
Certains curés et des notables proclamaient trop facilement qu’il était inutile pour les habitants d’avoir de l’instruction.
Bresse ne pouvait croire que l’élite fermait les yeux sur un mal qui rongeait l’économie du pays. Lorsqu’il serait élu {
la Chambre législative du Parlement - car telle était son ambition - il défendrait le droit { l’instruction pour tous. Un jour, il en était persuadé, il soulèverait des souscriptions populaires et bâtirait des écoles.
Pendant que monsieur Bresse prenait des nouvelles de ses hôtes, Rouville jetait des regards discrets à Boileau. Il avait été convenu entre les deux hommes de répandre la nouvelle du mariage de Talham par leurs propres soins. Il importait avant tout de protéger la réputation du docteur.
Les propos malveillants reprendraient à la naissance de l’enfant, mais ne dureraient que le temps d’un feu de paille, puisque Rouville serait le parrain.
Depuis un moment, une des deux demoiselles se mordait la langue. Elle ne put attendre plus longtemps pour annoncer la nouvelle du mariage du docteur à monsieur de Rouville.
Ce dernier la regarda d’un air bienveillant :
— J’y étais, ma chère.
— Vous y étiez ? s’étonna la vieille fille.
— J’ai même eu l’honneur de servir de père { mon ami, le docteur Talham. Vous comprenez que
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