Marin de Gascogne
de ses meilleures vignes.
Cette année-là, le moût était chargé en alcool et, les langues se déliant sous l’effet de ses fumées, on en vint à parler des bruits selon lesquels la Constituante s’apprêterait à confisquer les terres du clergé pour les revendre aux paysans. On était tantôt scandalisé, tantôt sceptique, mais, derrière les fronts recuits, cela calculait, évaluait, supputait, discutait même en dialogues silencieux qui ne se révélaient qu’à l’occasion et comme involontairement, par une phrase, un mot ou une simple interjection comme hé bel ou oh té tel lancés dans le flot continu de la conversation.
En fait, on s’inquiétait de savoir qui bénéficierait des largesses nationales et à quel prix. On ne souhaitait surtout pas voir trop d’étrangers faire main basse sur les terres et l’on songeait à des remembrements qui feraient pièce aux grands domaines féodaux. Mais personne ne se risquait à prendre ouvertement position, car on se demandait si la Constituante oserait s’attaquer à l’immense fortune terrienne de l’Eglise. On n’en fut sûr qu’à la mi-novembre, quand arriva la nouvelle de la sécularisation des biens du clergé.
Pour la première fois, l’opinion fut remuée en profondeur. La noblesse locale des Lur-Saluces, des Pontac, des Castelnau, des Marbotin cessa de se montrer en public, même aux offices du dimanche. A Langon, le comité des électeurs avait destitué Etienne Roudié et ses jurats. On avait désigné un nouveau maire, Pierre Vernier, mais les conflits restaient fréquents entre la municipalité et les électeurs. Il y eut des procès, des arbitrages bordelais et même, à la mi-décembre, une intervention de la troupe.
A la Maison du Port, les hommes ne faisaient que de brèves escales. Le temps était froid et bon pour la navigation. Le 20 novembre, Pouriquète tomba malade d’une fluxion de poitrine et l’on crut qu’elle allait mourir. Le docteur Graullau la soigna d’abord avec la méthode magnétique de M. Mesmer dont il était un admirateur fanatique, mais, comme il était prudent, il employa aussi des remèdes plus classiques : saignées, sangsues, vésicatoires, émétiques à l’antimoine, bouillons émollients à base de gomme arabique et de guimauve.
Un jour que Bernard était allé voir Pouriquète et qu’il s’en allait, atterré par le petit visage amaigri, les yeux ternis et cernés de fièvre, les mains blanches et comme transparentes, il rencontra le docteur sur le pas de la porte.
— Elle ne va pas mourir ? demanda-t-il.
— Je ne te mentirai pas, garçon, car tu es en âge d’entendre la vérité. La fièvre s’est déclarée vendredi dernier. Si ta petite amie est encore en vie de vendredi en quinze, elle sera tirée d’affaire.
— Il faut donc attendre ?
— Que puis-je faire d’autre ? Me livrer à des simagrées de mauvais apothicaire ou jouer comme Mesmer avec des forces inconnues que nous arriverons bien à maîtriser un jour, mais dont nous ne savons encore rien ! Il faut faire confiance à la nature et la science de la nature, elle aussi, a besoin de s’épanouir dans la liberté. Quand la Révolution aura permis à des hommes comme M. de Lavoisier de donner toute leur mesure, alors nous pourrons vraiment combattre la maladie ! Pour le moment, je ne puis que te dire d’espérer.
La convalescence alla plus vite qu’on ne s’y attendait. Entre la Noël et le Jour de l’An, Pouriquète avait suffisamment arrebisclé pour prendre part, avec ses parents, son frère et sa sœur, à la tuère du cochon à la Maison du Port. Comme tous les ans, on avait fait venir l’animal au printemps de chez le bordier de Fargues.
Hazembate le nourrissait au rez-de-chaussée dans un appentis dont l’odeur forte emplissait la cage d’escalier, mêlée à des relents de choux, de raves et de son bouillis. Avec sa disette, le printemps avait apporté des inquiétudes pour l’engraissement, mais les glands abondèrent à l’automne et les meuniers se remirent à fournir le bran qu’ils n’avaient plus besoin de laisser dans la farine. Dans les derniers mois, Meste Roudié, comme l’appelaient les matelots en dérision de l’ancien maire, avait profité au point de ressembler à son parrain.
Les voisins, les parents, les amis venaient prêter main forte à charge de revanche. Le premier jour, on faisait les boudins, on coupait et on mettait à
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