Marin de Gascogne
Ils filèrent tout droit vers les cabarets qu’ils paraissaient bien connaître. L’un d’entre eux, qui était un peu en retard, bouscula Bernard au passage avec une certaine désinvolture. Sentant sur lui les yeux de ses compagnons de bord, Bernard le prit par le bras et l’envoya tournoyer parmi les étals du marché. L’Américain, furieux, fit face, poings levés.
— What’s ailing, Frenchie ? Want a lesson ?
Trop conscient de sa force, Bernard n’aimait guère se battre avec les autres garnements de Langon qu’il aurait trop facilement mis à mal, mais l’homme qu’il avait devant lui le dominait par le poids et, certainement, par l’expérience. Il n’avait d’autre solution que d’accepter le combat.
— I ’ ll give the lesson, you bloody bugger ! cria-t-il et, profitant de la surprise de l’Américain entendant un moussaillon français l’invectiver en anglais, il plaça un crochet au menton, suivi d’un direct au foie.
Une seconde plus tard, la réponse vint en trois temps : un l’épaule, deux l’estomac, trois la mâchoire. Il se releva péniblement, tête sonnante, au milieu d’un écrabouillis de papayes. Tout le marché faisait cercle autour d’eux maintenant. Bernard distinguait vaguement son adversaire à quelques mètres de lui. Il fonça, esquiva un poing en enclume qui passa à ras de ses cheveux et eut la satisfaction d’entendre un Han ! sonore quand sa tête percuta la poitrine de l’Américain. Mais, tout aussitôt, un coup de genou au ventre l’envoya culbuter, cette fois, parmi des ananas. Il roula sur le côté pour éviter le pied botté qui visait ses côtes et se releva d’un bond.
C’est alors que survint la patrouille : quatre soldats noirs conduits par un sergent mulâtre.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda le sergent.
— Rien, rien, répondit Bernard en ajustant ce qu’il lui restait de vêtements. Je discutais avec mon ami… euh…
Il montrait l’Américain.
— Sam Billings’the name, dit ce dernier. We were jus’avin’a li’l friendly argument, sarge !
Tout le monde riait, nègres et matelots. Soudain, les rires se turent et la foule s’ouvrit devant le commissaire Cournod, accompagné d’un peloton de soldats blancs. Il considéra la scène d’un air sévère.
— La loi, dit-il, punit les fauteurs de troubles. Hostile, il regarda Bernard.
— Je m’en doutais : c’est un de ces soi-disant matelots de la Belle de Lormont ! Comment t’appelles-tu ?
— Apprenti timonier Bernard Hazembat, citoyen commissaire !
— Tu n’as pas de cocarde ! Les trois couleurs de la République te déplairaient-elles ?
Instinctivement, Bernard porta la main à sa poitrine. A cet instant, Belle apparut et lui passa le cordonnet autour du cou.
— Il l’avait laissée tomber, citoyen commissaire. Je viens de la ramasser.
La fille de papa Lafortune était manifestement un témoin à ne pas mépriser. Cournod grommela et hocha sa tête empanachée.
— Ça ira pour cette fois, citoyen Hazembat, mais je t’ai à l’œil !
Cherchant une nouvelle victime, il aperçut Sven.
— Et celui-là ? Il n’a pas de cocarde non plus et il a une tête de Goddam ! Qui est-ce ?
— C’est un mousse américain de l’ Abigail, citoyen commissaire, répondit Bernard. You’re from the American ship, aren’t you, Sven ?
En même temps, il clignait de l’œil vers Sam Billings qui comprit aussitôt et enveloppa Sven d’un bras protecteur.
— Course he is ! That’s me ol’shipmate… how did you say ?… Sven ! C’me on, Sven ! le’s’ave a dram t’gether !
Cournod tourna les talons et s’en fut. C’est trois jours plus tard seulement que Bernard put remercier Belle. Les équipages étaient consignés à bord par une alerte. La vigie du Vieux Fort de Basse-Terre avait signalé un brick anglais en direction des Saintes. Ce ne devait être qu’une reconnaissance car il n’y eut dans les trois jours qui suivirent aucun autre signe inquiétant. Cependant, par mesure de prudence, les navires au mouillage n’accordèrent des permissions à terre que par quarts de bordées. L’auberge de papa Lafortune étant moins encombrée, Belle avait davantage de loisirs.
Quand Bernard revint, l’après-midi du troisième jour, ils allèrent se promener sur la plage où déjà commençait à s’allonger l’ombre des cocotiers.
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